APPEL 1914

décembre 1914

 

Donc, le 12 Décembre 1914 un nouvel ordre de mobilisation m’a rappelé au 94e RAT à Angoulême.

Chaque jour, des listes sont formées et des départs ont lieu pour la zone des armées.

J’attends : et le 25 une liste nouvelle de quinze hommes est formée pour le départ d’un détachement de travailleurs (hommes inaptes à faire campagne,

c’est à dire classes anciennes et pères de six enfants). Je suis  désigné et le lendemain 26 Décembre nous nous embarquons en gare d’Angoulême à sept heures du soir, sous la conduite du sergent de Saunière (ingénieur de la ville de Paris, rue Bréjin) pour une destination inconnue.

Notre équipement : képi rouge - veste et capote bleue - pantalon rouge - fusil 187 h et 130 cartouches ;

Sur le quai de la gare, Marcel Maresté et sa femme ont eu l’amabilité de venir me dire bonjour.

Nous voilà installés en seconde classe et arrivons à Limoges à 10 heures 30 du soir en gare des Bénédictains. Descendus du train, on nous conduit dans une école près de la gare où, tout habillés, nous nous étendons sur des paillasses disposées par terre. Nous passons une nuit sans sommeil. Les conversations vont leur train : les suppositions se succèdent ; ceux qui causent le moins - et j’en suis - pensent à leur famille laissée à la maison pour combien de temps ! Mon fils René n’a que sept ans, ma petite fille n’a pas un an, mon père âgé et de santé délicate souvent malade... quand les reverrai-je ? Notre situation est modeste, si mon père est malade et ne peut gagner pour toute la famille, qu’adviendra-t-il ? Toutes ces pensées s’entrechoquent dans mon cerveau contribuant à augmenter la peine de la séparation : nuit pénible...

      Cette photo de Lucie, René et Paulette date très probablement des derniers mois avant la guerre.

Enfin à quatre heures du matin nous sommes tous debout. On nous rassemble et à notre détachement viennent se joindre des détachements semblables arrivés dans la nuit ayant la même composition mais avec des habillements différents : les uns armés, les autres sans armes : composition hétéroclite qui n’a certes rien de militaire, qui peut paraître pittoresque, mais qui, a mon sens, n’est que bizarre et franchement laide pour un groupement militaire partant à la guerre ! !

Nous sommes ainsi cinq cents environ qui, à six heures du matin nous dirigeons vers la gare des Bénédictins : départ à sept heures dix. Il fait froid. Une épaisse gelée blanche recouvre la campagne. Sur le bord de la ligne de chemin de fer l’eau qui s’écoulait des rochers a gelé et, transformée en glaçon recouvre ces rochers ou pend en longues aiguilles de givre du plus bel effet. Nous passons à Ambazac, Saint Sulpice-Laurière, Châteauroux, Issoudun. Ici un monoplan passe sur la ville. Près de Bourges, un autre aéroplane biplan vient d’atterrir dans un pré près d’un village et, à travers les vitres givrées de notre compartiment nous voyons la population courir à sa rencontre. Troyes.

 

27 décembre

La nuit longue, froide, et fatigante vient de se terminer et les premières lueurs de l’aurore nous sortent de notre engourdissement. Toujours nombreux arrêts. Il pleut. Bar sur Aube. Notre voyage continue, monotone. Chaumont. Bologne. Nous arrivons enfin à Toul à six heures trente du soir, notre destination momentanée. Nous sommes cantonnés dans une caserne et des paillasses par terre seront nos lits. Cependant nous sommes à l’abri et nous devons, me semble-t-il, nous considérer comme bien logés malgré tout : ne sommes nous pas en guerre et, par la suite, aurons-nous toujours pareil logement ? Celui-ci n’est-il pas, comparativement à ce qui nous est réservé, un véritable palace ? - Qui sait -

 

                 

                 

28 décembre

A onze heures, nous partons pour une destination inconnue : sac au dos, très chargé par le linge que j’ai cru devoir emporter par précaution, fusil et cartouches, le bidon rempli ainsi que la musette dans laquelle j’ai cru prudent de mettre en réserve quelques boîtes de conserve achetées à Toul, nous faisons ainsi seize à dix sept kilomètres et j’arrive à Ochey, village où nous sommes cantonnés. Le village est habité par la population civile et le 47ème régiment territorial d’infanterie qui va nous recevoir en subsistances. Notre repas du soir (sera frugal) car il ne nous sera distribué que des pommes de terre bouillies et les conserves achetées à Toul vont se montrer précieuses. Pas de pain : nous nous en procurerons difficilement chez l’habitant qui se montre à notre égard plus que réservé : distant et peu complaisant, nous donnant l’impression que nous sommes considérés par lui comme des indésirables, pourtant est-ce pour notre plaisir que nous sommes là ? N’est-ce pas plutôt pour le défendre lui, le citoyen français, sa famille et ses biens ?

Nous notons notre nouvelle adresse : 

« en subsistance au 47ème Régt. Terrl. d’infrie. 

Auxiliaire de forteresse à Ochey par Toul ( meurthe et moselle) »

Nous sommes destinés à faire des travaux de fortifications et de déboisement.

 

30 décembre

Ce matin nous n’avons pas touché de café. Notre déjeuner a été composé de bouillon de pomme de terre (sans pomme de terre). Pas de pain. Fort heureusement nous trouvons un pain à acheter, avec quelques conserves restant nous composons notre repas. Comme début d’entrée en campagne, ce régime - s’il devait continuer - nous promet de beaux jours ! Espérons que par la suite le ravitaillement se fera mieux, car travailler de force, le ventre vide, par un froid pareil n’a rien de réconfortant ni au physique ni au moral ! !

« Notre appartement » où nous sommes huit hommes installés, est une petite pièce située au premier étage au-dessus d’une écurie. Nous couchons sur la paille sans paillasse. Parmi nous se trouvent des coloniaux dont l’un, Lavand, est retraité après quinze ans de service, a fait huit campagne, quatre médailles. Il habite Périgueux et se met en devoir de nous raconter ses exploits coloniaux. Ces souvenirs -d’une vie militaire nouvelle pour nous- nous intéressent et aident à trouver le temps passé moins long... Mais combien de fois aurons-nous à subir ces conversations  et ces vantardises de deux hommes aux conditions aussi peu sociales dont la promiscuité m’est plutôt pénible ? Lavand et son acolyte Raymond, de Périgueux tous les deux

 

31 décembre

Nous avons commencé les travaux. Je fais partie du détachement affecté à la confection des tranchées, et ai avec moi un cognaçais, Saulnier, ancien colonial  - quinze ans de service - de moralité bien supérieure à celle des deux autres, Lavand et Raymond. Une autre équipe de deux cents hommes est d’un autre côté occupée au déboisement d’un bois à travers lequel nos tranchées doivent continuer. La journée se passe bien. Le vent est froid et je rentre du travail un peu fatigué d’avoir peut-être, et par manque d’entraînement, mis trop d’ardeur à manier la pelle et la pioche.

Depuis notre arrivée à Ochey (?) le canon ne cesse de se faire entendre et hier, des hauteurs qui dominent une vaste plaine s’étendant à perte de vue, nous avons assisté à un combat d’artillerie qui avait lieu dans la direction de Pont à Mousson, forêt d’Apremont. Vers quatre heures trente, au déclin du jour, la demi obscurité nous a permis de suivre l’éclatement des obus à trente kilomètres de là et le spectacle était impressionnant de cette canonnade qui durait sans interruption depuis avant-hier et ne s’arrêtera que ce matin du 1er Janvier.

 

 

 

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