VAUQUOIS 1915

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1er janvier 1915

    Nous avons repos aujourd’hui et à l’occasion de ce 1er  janvier l’ordinaire du 47 ème nous a gâtés: nous touchons en effet pour notre déjeuner bouillon et bœuf bouilli, un demi litre de vin, une pomme et des noix, un cigare et une bouteille de vin mousseux pour quatre. Et malgré cette bombance la journée s’est passée dans le calme!! Le repas du soir a été très modeste… sans extra.

 

2 janvier

    Réveil à six heures. Rassemblement pour le travail. Départ à sept heures. Nous allons continuer les tranchées commencées hier. Le défilé est pittoresque de ces cinq cents hommes en des costumes bien différents, ceux du 94 ème en militaires, d’autres comme ceux de Périgueux par exemple, en longs manteaux qui ne ressemblent ni à la capote militaire ni au pardessus civil, mais cependant par leur coupe indécise ressemblent un peu à l’un et à l’autre, de couleur marron, coiffés d’une sorte de bonnet ressemblant à une calotte de concierge; venus d’un peu partout de la France, les Charentais voisinent avec les hommes du Nord, les Périgourdins avec les Limousins et les hommes de Besançon etc. Chaque régiment  a un costume différent, mais aussi un parler différent l’ensemble en est bizarre et tant soit peu « carnavalesque », et quoique nous ne puissions – à l’heure actuelle – présager de l’avenir, je ne pense pas que le commandement ait l’intention de nous présenter aux Boches un jour, dans cet accoutrement!

    Journée de pluie. J’avais acheté à Angoulême un caoutchouc qui m’est à l’heure actuelle de la plus grande utilité: pendant que les camarades rentrent absolument trempés, je suis relativement sec grâce à ce précieux vêtement. Le travail sous la pluie est pénible et le séjour au cantonnement sans feu pouvant permettre de sécher les vêtements, le sommeil dans ces vêtements mouillés et le recommencement le lendemain dans les mêmes conditions fait regretter le froid sec de notre arrivée.

 

3 janvier

    Même travail, même vie monotone: départs, arrivées à des heures régulières, rien, pour le moment, ne vient rompre la monotonie de cette vie qui nous semble déjà pénible. Le canon tonne toujours au loin. A midi : rassemblement pour le départ, mais la pluie tombe plus abondante et un contre ordre arrive. Nous restons et rentrons dans nos cantonnements où la vie est encore plus pénible: inactifs, désoeuvrés pendant des heures, n’ayant que les cartes comme distraction le temps est long dans l’attente du dîner. N’aimant guère les cartes je laisse les camarades se distraire… à leur façon et j’écris. Un journal de Toul, “ l’indicateur de l’Est ” paraît: j’ai demandé à la propriétaire de notre écurie de me l’acheter chaque jour: je pourrai ainsi avoir quelques indications et me faire une idée de ce qui se passe autour de nous.

 

4 janvier

    Journée sans histoire. Nos tranchées avancent. Le canon tonne toujours: c’est l’artillerie lourde qui donne car les petits calibres ne s’entendraient pas à aussi longue

    distance; toujours même direction: Pont à Mousson. Forêt d’Apremont. Metz.

 

5 janvier

    Nos tranchées sont à peu près terminées, je suis dirigé sur un autre point un peu plus éloigné. Nous nous trouvions précédemment à deux kilomètres environ de Ochey, notre nouvelle tranchée va se trouver à trois, quatre kilomètres environ, en plein bois. Une équipe de bûcherons va nous frayer le passage. Nous nous mettons à l’ouvrage. Il fait beau, et dans ce bois nous sommes abrités du vent qui est assez violent. Tout va bien. Le canon tonne toujours. Ayant trouvé à acheter hier soir dans une épicerie un pot de confiture, j’en fais profiter mes huit camarades de la chambrée et de ce fait notre repas se trouve un peu amélioré. Ce matin ayant un petit reste de café en grains, notre propriétaire (décidément les civils commencent à nous supporter un peu mieux)  après l’avoir écrasé nous en fait un jus et un quart bien chaud a terminé agréablement notre déjeuner. Le temps se maintient beau...

 

6 janvier

    Il pleut –mais le temps est moins froid.

 

7 janvier

    Repos. L’artillerie de Toul fait des tirs d’essais dans nos parages et il est défendu de sortir de nos cantonnements.

 

8 janvier

    Travail habituel mais à trois heures la pluie tombant de plus en plus fort, l’ordre nous est transmis et nous rentrons.

 

9 janvier

    Même travail. Il pleut moins. Ce matin en rentrant du travail, nous avons croisé sur la route de Nancy à Toul un convoi de trente quatre camions auto qui revenaient de ravitailler le front accompagnés de deux voitures auto. Le canon tonne toujours, mais semble s’éloigner de plus en plus. Est-ce réel ou cet éloignement est-il factice, provoqué par l’imagination ou plus réellement par un changement de la direction du vent: peu importe, espérons que d’ici peu de jours nous n’entendrons plus rien. Hier, j’ai enfin reçu des nouvelles de chez moi: une douzaine de lettres de parents et d’amis. Quelle joie, quelle consolation! On ne peut imaginer quelle tranquillité d’esprit cela vous apporte, quel soulagement vous procurent les nouvelles reçues de la famille.

    En arrivant à Ochey, j’avais mal à la gorge et j’en ai souffert jusqu’à aujourd’hui: je me suis fait porter malade pour essayer d’obtenir un remède du major qui me soulagerait un peu, mais l’infirmerie manque de tout et la teinture d’iode est l’unique médicament. Le major m’a donc appliqué ce seul est unique médicament et dans des conditions de brutalité telles que le résultat a été absolument inverse à celui supposé! Contraire à tout espoir… s’il était permis d’en avoir! J’ai un peu plus souffert. Je ne suis point retourné voir le major et j’ai attendu. Enfin, aujourd’hui je commence à moins souffrir mais par ce temps de pluie continuelle les souliers ne sèchent pas et n’ayant pas de rechange les pieds restent constamment humides, ce qui n’est pas très indiqué pour la guérison du mal à la gorge. 

 

10 janvier

    Le premier vraiment beau jour depuis notre arrivée. Il n’a pas plu et le vent est moins violent, le soleil paraît, et nous nous sentons tous plus à l’aise. C’est dimanche et pour marquer le jour de repos demandé par le Seigneur, on nous fait cesser le travail à partir de trois heures un quart. Hier comme aujourd’hui, ainsi que chaque jour le canon continue à se faire entendre: tout à l’heure surtout, entre deux et trois heures ce ne fut qu’un roulement ininterrompu.  

 

11 janvier

    Le beau temps a été de courte durée: il pleut. Nous ne partons pas au travail, nous restons au cantonnement et j’en profite pour revenir un peu sur mes impressions précédentes et sur mon séjour ici. Les habitants de Ochey ne nous ont certes pas reçus les bras ouverts, il s’en faut et je l’ai dit. D’esprit méfiant, hargneux, peut-être excédés par le séjour continuel de soldats, ils ne nous donnent que ce qu’ils ne peuvent absolument pas nous refuser. On surprend, chose incroyable, dans certaines conversations, presque un ennui que ce soit les français qui soient là, et l’on croit rêver en constatant que l’allemand leur serait plus agréable à accueillir. Cette mentalité n’a pas été sans nous attrister et nous peiner. Venir de régions tranquilles comme la nôtre, laisser la famille, tout sacrifier pour venir aider et défendre ces gens là, risquer la maladie et la mort pour se voir reçu avec aussi peu de reconnaissance n’est pas fait pour créer la  sympathie, pourtant si nécessaire en notre triste situation, entre chaque Français.

    A huit heures et demie le rassemblement sonne. Surprise, car nous ne pensions plus partir au travail ce matin à cette heure là. A trois heures nous quittons le travail et retournons au cantonnement après cette journée passée normalement. L’attaque d’avant-hier qui était dirigée, paraît-il, sur Commercy a certainement échoué.

    J’ai dit précédemment que nous étions installés - neuf hommes composant notre escouade - dans une pièce au-dessus de l’écurie; on a jugé préférable de nous installer dans l’écurie même, où une chèvre nous tient compagnie: rien à dire!

      Voici la composition de notre escouade:

    Lavand: 93 ème Régiment territorial de Périgueux (15 ans de service dans la coloniale et la Légion étrangère – 10 campagnes - 4 médailles)

    Raymond: 93 ème  Régiment territorial de Périgueux, de la coloniale également

    Robert: 94 ème  Régiment territorial d’Angoulême, de Bouteville, commune de Châteauneuf sur Charente

    Gemot: 94 ème  Régiment territorial d’Angoulême, de Pontarliers (Doubs)

    Clameson: 94 ème  Régiment territorial d’Angoulême, de  Nersac (Charente)

    Grossin: 94 ème  Régiment territorial d’Angoulême, de  Saint Augeau (Charente)

    Abrard: 94 ème  Régiment territorial d’Angoulême, de Cognac (Charente)

     

    Et deux hommes du 94 ème  Régiment territorial qui nous ont quitté après quelques jours et remplacés par trois artilleurs auxiliaires du Doubs.

    Le travail commence tous les matins lorsque le temps n’est pas trop mauvais. C’est à dire lorsqu’il ne pleut pas trop car la pluie seule peut empêcher le départ, le travail dis-je commence à sept heures trois quart: après être partis à sept heures du cantonnement où nous retournons à dix heures trente, après avoir quitté le travail à neuf heures cinquante: nous déjeunons et invariablement nous touchons l’ordinaire: du bouillon dans lequel nous trempons notre pain, puis un morceau de viande bouillie. Départ à nouveau pour le travail à midi et rentrée à quatre heures et demie. A cinq heures dîner composé de pommes de terre et viande bouillie un jour, le lendemain riz et viande bouillie – et chaque jour, même menu.

    Dans Ochey, il y a deux épiceries; j’ai trouvé dans l’une une grande boîte de confiture et du fromage et cela augmente un peu le menu du jour. A six heures chaque soir, le repas est terminé et les joueurs se mettent en devoir de jouer à la manille dont le vin chaud et la bière sont les enjeux. A huit heures, on s’étend sur la paille, on cherche le sommeil et le matin réveil à six heures. Vie monotone s’il en fut; mais montrons-nous satisfaits car nous pourrions être plus malheureux, et, que nous réserve l’avenir?…

 

12 janvier

    Repos. Parties de manille sans fin toute la journée. Vin chaud sur vin chaud.

 

13 janvier

    Nuit terrible. Un bombardement ininterrompu a commencé à dix heures hier soir pour ne ralentir que ce matin neuf heures. Il est dix heures et le canon tire toujours. Toute la nuit les projecteurs illuminèrent le ciel et la campagne. Tout à l’heure, un avion allemand nous a semblé survoler Toul dont il a bombardé les forts: nous  le vîmes même tourner, s’élever, puis retourner vers les lignes allemandes. Hier au soir, j’ai reçu un colis envoyé par Lucie, contenant un saucisson, une boîte de pâté, trois boîtes de pastilles de chlorate de potasse. Nous allons dès ce matin goûter le saucisson. Après le déjeuner, nous repartons au travail. La canonnade fait toujours rage dans la direction de Pont à Mousson. C’est le plus terrible bombardement entendu depuis notre arrivée: c’est effrayant. La neige tombe à gros flocons mais fond aussitôt au contact du sol.

 

14 janvier

    Il pleut. Huit heures, le rassemblement n’est pas sonné. Je viens d’apprendre que l’aéroplane que nous avons cru voir évoluer sur Toul était en réalité sur Nancy où il a lâché deux bombes: effet d’optique qui nous a induits en erreur. Après midi, nous partons au travail, commençons une autre tranchée.

 

15 janvier

    Depuis hier, nous n’entendons plus le canon: quelques coups isolés seulement et très loin. J’apprends ce matin que la canonnade des douze et treize a permis de repousser les Allemands de certaines positions alentour de Saint Mihiel, et que leur base de ravitaillement dans ce secteur va être coupée. Nous serions maîtres de Lille!! Mais attendons confirmation avant de nous réjouir car si ces renseignements sont exacts, cela représente de notre part une avance importante… Mais est-il exact? - Il se dit tant de choses!!!

 

16 janvier

    Il pleut, et un vent violent souffle. Pas de départ : matinée de repos. C’est avec un véritable plaisir que je reviens sur la mauvaise impression produite par les gens de Ochey depuis notre arrivée, pour constater que ces gens commencent à devenir plus sociables. Nos propriétaires se mettent en devoir de nous être agréables et les commerçants à se concurrencer. Ce qui nous fait profiter de certains prix qu’il ne nous était pas permis d’espérer depuis notre arrivée. Le vin, par exemple, qui joue un rôle de premier plan dans la vie du soldat, nous était précisément vendu 0,70 le litre, il est maintenant accepté à 0,45. A l’ordinaire le menu est un peu amélioré – le bouillon est meilleur et hier soir, nous avons eu du macaroni à l’eau, mais très acceptable : cela nous a changé un peu – et c’est bien vrai que « Changement de mets met en appétit ». Espérons donc qu’une semblable agréable surprise nous sera réservée de temps en temps.

 

17 janvier

    Il a neigé toute la nuit. Nous partons au travail mais à midi la neige recommençant à tomber à gros flocons, le départ n’a pas lieu. A trois heures le temps s’améliore un peu et quoique la neige continue de tomber on nous envoie à la corvée de bois pour la cuisine. Au dîner une agréable surprise : pommes de terre et haricots avec viande bouillie : repas de choix !! Ces festins vont-ils continuer ?

 

18 janvier

    La neige continue de tomber. Il fait plus froid que les jours précédents. La neige gèle sur le sol. Nous partons au travail. Que les bois sont jolis : les monts qui entourent Toul et nous environnent se détachent en masses blanches sur le ciel sombre et cela, avec les arbres en premier plan tout recouverts de neige, est du plus bel effet.

    Je suis au fascinage : c’est un travail assez peu réchauffant qui consiste à réunir en les entrecroisant de jeunes branches qui formeront panneau appliqué dans la tranchée contre la paroi et destiné à retenir l’éboulement de la terre. Le soleil se lève : une belle journée d’hiver se prépare. On va nous distribuer paraît-il des galoches ; les noms de ceux qui n’en avaient pas ont été pris tout à l’heure. Je serai bien content d’en toucher, surtout si des chaussons sont également distribués, car depuis notre arrivée nous n’avons guère quittés nos souliers toujours humides et le changement de chaussures est un délassement lorsqu’on arrive au cantonnement.

    Le canon tonne toujours au loin.

 

19 janvier

    Il a neigé et gelé très fort cette nuit. Le froid s’accentue. Nous sommes allés au travail ce matin et l’après-midi est consacré au lavage du linge.

 

20 janvier

    Froid très vif. Neige et sol gelé.

 

21 janvier

    Très froid encore ce matin. Tempête de givre, de verglas. La fin de l’après-midi la température s’élève un peu ; il neige, mais le sol commence à dégeler. Notre tranchée n°5 est terminée.

 

22 janvier

    Il fait moins froid. Le soleil se montre et le dégel s’accentue, il fait mauvais marcher. Nous allons commencer une nouvelle tranchée n°7. Cette tranchée est très éloignée du cantonnement, la route est fatigante après un travail de force pour creuser. Nous rentrons fatigués à dix heures et demie. Le tantôt le temps se remet au froid. Nous n’entendons plus le canon et cela nous semble bien drôle.

 

23 janvier

    Nuit très froide. La campagne est toute blanche se détachant sur un ciel uniformément gris. Le sol est gelé : marche sur une mer de glace ; mais le paysage est si beau sous cet aspect ! Pour nous rendre à notre travail nous traversons une grande plaine bordée de bois qui s’estompent au loin faiblement sur le ciel. Les grands sapins près desquels nous passons sont tout blancs et aux branches pend le givre sous forme de glaçons. C’est beau et grandiose. La journée est très froide mais il n’y a pas de vent et le froid est supportable - car le vent est terrible à subir, il single le visage et fatigue beaucoup.

 

24 janvier

    Verglas comme hier. Marche très difficile, glissades sur glissades. Le ciel est toujours uniformément gris, très bas, mais il ne neige pas. Nous n'entendons pas le canon depuis deux jours. Un homme du 94ème est tombé en sortant des cuisines et s'est cassé la cheville. Il a été évacué sur Toul. Ce soir, au cours d'une partie de manille l'on s'est terriblement fâché au cantonnement: Raymond et Lavand, les deux "apaches" se sont pris de querelles et en arrivaient aux couteaux. J'ai réussi à les calmer un peu, à leur faire comprendre où leurs gestes les conduiraient si ils les exécutaient: j'espère que pareille dispute ne se renouvellera pas. Obligés de vivre ensemble conscients de notre peine, n'aggravons pas notre situation par des disputes stupides, supportons-nous. J'espère que demain tout sera oublié et nous reviendrons bons camarades comme précédemment.

     

           

            25 janvier

    Temps toujours froid et verglas sur le sol. Le canon recommence à se faire entendre par coups sourds et lointains. La neige tombe épaisse et vers trois heures nous quittons le travail sans attendre l’heure réglementaire. Au loin, nous voyons un dirigeable atterrir à son hangar à Toul.

 

26 janvier

    Le froid persiste, la neige aussi. Repos l’après-midi ; avec trois camarades, nous allons dans un restaurant qui nous a été signalé à un kilomètre environ de Ochey, c’est nouveau, nous y mangeons et cela nous repose de l’ordinaire. Bonne journée de repos. Vin chaud en rentrant.

 

27 janvier

    Journée froide. Le canon tonne au loin.

 

28 janvier

    Froid très vif. Vent violent. Vie toujours monotone.

    Moustache gelée à mon cache-nez.

 

29 janvier

    Froid de plus en plus vif. 15° au-dessous de zéro, mais vent moins violent. Je supporte bien cette température. Voilà un mois que nous sommes à Ochey. Avec Lavand, Gemot et Robert nous allons dîner au restaurant installé à un kilomètre de Ochey. Lorsque nous sortons la neige tombe épaisse.

 

30 janvier

    Froid moins vif. Nous commençons une nouvelle tranchée sous bois. Abrités du vent nous sommes bien, l’après-midi surtout, le soleil ayant daigné se montrer et rendre la température un peu plus supportable. Les jours commencent à être plus longs, nous rentrons à présent avant le soleil couché : chaque soir, au retour, nous assistons à la descente du soleil sur l’horizon et ce spectacle lorsque le temps le permet est vraiment beau, car le pays avec la silhouette des monts qui entourent Toul formant un fond merveilleux aux premiers plans composés de bois de sapins derrière lesquels s’étend une vallée de dix / douze kilomètres de largeur offre un spectacle grandiose.

     

31 janvier

    Froid et neige. Même travail sous bois abrités du vent et du froid. L’ordinaire s’améliore un peu. Des haricots blancs sont servis au dîner et c’est là vraiment un dîner de Princes. Hier samedi, une bouchère de Toul est venue vendre de la viande et de la charcuterie à Ochey. Gemot et moi avons acheté une livre de saucisses et deux tranches de bifteack : les six saucisses ont été mangées ce matin et les tranches de bifteack ce soir avec des pommes de terre que notre propriétaire nous a faites. Il nous reste autant à manger et cela nous fera de bons repas. Toujours ça de bien qui améliore sensiblement l’ordinaire.

     

01 février

    Le mois de janvier est terminé, nous allons attendre avec impatience le mois de mars. Nos espoirs en effet sont portés sur ce mois qui doit être dit-on le mois d’une grande offensive et chacun pense que cette offensive doit nous être favorable et amènera promptement la fin des hostilités. Journée froide mais tout de même dégel en certains points. Le canon tonne très loin.

     

02 février

Demi journée de repos, dîner chez le brigadier garde forestier. Dégel ce soir.

 

03 février

    Dégel très accentué. La boue et l’eau rendent la marche difficile. Je devais me faire vacciner contre la typhoïde, mais il y a erreur, car on ne vaccine pas les hommes au-dessus de quarante ans et j’en ai quarante et un : je ne suis donc pas vacciné.

     

04 février

    Cette journée peut-être baptisée la journée des aéroplanes. Depuis quelques jours en effet, nous sommes constamment survolés depuis qu’une attaque sur Nancy il y a trois jours a échoué. Toutes les nuits, les projecteurs de Toul et Nancy illuminent le ciel, indiquant que le commandement a des craintes et prend des précautions. Ce matin donc, nous avons eu la visite d’avions allemands qui, comme les jours précédents sont venus nous survoler et de la direction Nord-Est l’un deux s’avançait, décrivait un large cercle autour de Toul : nous le voyons très distinctement sans toutefois pouvoir reconnaître sa nationalité ; cependant il me semblait bien que l’engin était de construction française. Mais peu après, un autre aéro s’avançait, puis un troisième. Au loin, l’un de ces appareils que nous avions probablement perdus de vue, était attaqué par la défense contre avions et le spectacle était splendide. De notre tranchée qui domine la large vallée qui s’étend jusqu’à Toul, traversée par la Moselle, nous avons une vue magnifique : à l’Ouest, les monts sur lesquels les forts de Toul sont construits, au pied desquels la petite ville de Toul s’étale avec ses nombreuses casernes. Au Nord, la vue des forêts de sapins et tout là-bas, nous devinons plutôt que nous les voyons : Pont à Mousson, forêt d’Apremont, forêt de la Grévin ( ?), Bois le Prêtre – autant de noms déjà glorieux où des combats violents se livrent chaque jour, où tant d’hommes tombent…

    Donc, dans ce décor magnifique, les avions entourés par les shrapnels dont les flocons de fumée blanche restant en suspension dans l’air, permettant le réglage du tir, cherchent à éviter les obus ; le cercle de flocons blancs se resserre et il semble bien souvent que les appareils sont touchés. Ils sont tous à présent ainsi encadrés, mais hélas ! sans résultat. Soudain, nous les vîmes faire demi-tour et s’enfuir tandis que les obus les poursuivaient : plus de cinquante shrapnels furent ainsi tirés. L’après-midi ce fut à un combat que nous assistâmes, mais cette fois, un Boche fut touché – nous le vîmes piquer du nez, descendre en spirale et finalement s’abattre en tanguant terriblement, offrant le spectacle exact de l’alouette mortellement blessée, tandis que, dans le fond plus loin, un ballon captif qui avait été amené à terre dès les premiers coups de canon, reprenait son envolée et que plus loin encore le canon continuait à tonner.

     

05 février

    Journée ensoleillée et tiède : beau temps favorable aux exploits aériens.

     

06 février

    Toute la journée les aéroplanes de la région de Toul survolent le pays.

    Le journal l’Est Républicain donne le communiqué officiel annonçant la descente de l’aéro allemand, les deux officiers qui le montaient ont été faits prisonniers. Un aéro allemand est venu sur Toul. Il a été bombardé par les forts, a fait demi-tour et pris la fuite. Le temps change.

     

07 février

    Le temps remis à la pluie. Le vent est froid. Journée calme. Peu de canon.

     

08/09 février

    Journées calmes. Le canon s’est tu. Une demi journée de repos. Lavand nous a conté sa vie… entre deux vins. Robert malade… vin complet.

     

10 février

    Il pleut et neige. Nous restons au cantonnement le matin. Une distribution de sabots et de chaussons a lieu. J’ai la malchance de toucher deux sabots du même pied et dépareillés : les chaussons sont trop petits. Je vais essayer de les faire changer. Pour attendre, j’ai heureusement trouvé une paire dans l’écurie où nous couchons. Raymond dans un moment d’expansion nous conte sa vie conjugale : pas brillant ! Il fait très mauvais temps et l’après-midi se passe au cantonnement.

     

11 février

    Le temps se remet au beau. Nous partons au travail. Plus de canon. Avant de partir l’après-midi, l’adjudant nous lit au rapport que « la disette se fait sentir en Allemagne et que cette dernière se trouve dans l’obligation de remporter une victoire décisive immédiatement, ce qui lui est impossible ».

 

12 février

    Le temps se remet tout à coup au froid et l’après-midi la neige tombe à gros flocons, mais elle fond sur le sol. Nous allons au travail où nous restons sous l’eau jusqu’à quatre heures et demie.

 

13 février

    J’apprends ce matin que Toul va être évacué le 15. Il doit venir un fort contingent d’anglais pour aider à porter un grand coup sur Saint Mihiel et en chasser les Allemands. Nous n’avons pas fini d’entendre la canonnade.

 

14 février

    Il pleut. Repos l’après-midi.

 

15 février

    Il se confirme que 500 000 hommes anglais viennent en Argonne. Un grand coup se prépare et nous allons avoir du nouveau. Nous attendons avec impatience car le temps passe, et malgré toute notre énergie, cela nous semble long. Il a plu ce matin : nous avons eu repos et ne sommes partis au travail qu’à neuf heures.

 

16 février

    Le canon qui tonnait à espaces plus éloignés depuis quelques jours s’est entendu hier de façon plus régulière et aujourd’hui le bruit est infernal. Une attaque très sérieuse a lieu dans la direction de Nancy. Les tirs se font par rafales et presque sans arrêt. Ça doit être effrayant. Mardi gras, nous avons repos ce tantôt. Nous préparons notre dîner qui, trop copieusement arrosé, provoque une bagarre entre Lavand et Raymond qui en arrivent à sortir leurs couteaux. Soirée profondément écœurante.

 

17/18 février

    Comme les précédentes journées, nous assistons à un combat contre un (aéro ?) dans la direction de Verdun.

 

19 février

    Demain départ pour une destination inconnue. Nous nous préparons tous. Le sergent demande au lieutenant l’autorisation de payer une voiture qui transportera nos sacs. Accepté. Nous trouvons un voiturier qui, moyennant 0,15 francs par sac, les portera jusqu’à Toul. C’est parfait car nos sacs sont horriblement lourds. Tout est prêt. Les bruits les plus divers circulent sur notre nouvelle destination. Personne naturellement ne sait quoique ce soit et les imaginations se donnent libre cours.

 

20 février

    Réveil à quatre heures quarante cinq. Nous partons à six heures pour Toul où nous devons prendre le train. En route, nous assistons au départ d’un dirigeable, escorté de deux aéros. Dans le train on nous annonce que nous allons à Nancy. Diable ! Nous nous approchons du front ! Voyage splendide. Le temps est beau, le pays magnifique. Nous arrivons à Nancy que nous traversons entièrement, très jolie ville où la population nous fait un émouvant accueil : les gens se précipitent de partout pour nous offrir des oranges, des cigarettes, des brioches. Les magasins sont splendides, les rues bien percées. Nous marchons sans savoir où nous allons. Nous arrivons à la gare Saint Georges où nous faisons halte. Après ordres et contre ordres nous repartons et arrivons aux casernes ( ?) où l’on nous annonce que le village où nous devons aller est à douze kilomètres plus loin. Nous sommes très fatigués, nous n’avons pour ainsi dire pas mangé, nous n’en pouvons plus. Notre lieutenant ne veut pas prendre la responsabilité de nous emmener dans cet état et enfin, sur son insistance, il obtient l’autorisation de réquisitionner des voitures pour y mettre nos sacs. Cela nous soulage mais les voitures –qu’il a fallu trouver- ne nous rejoignent qu’à quatre/cinq kilomètres de Nancy. Enfin, nous voilà un peu soulagés. Nous avançons sur la route de Château Salins, nous commençons à voir les effets du combat. Les arbres dont il ne reste que la base du tronc, les maisons écroulées ! C’est que dans cette région il y a deux mois l’on se battit dur : nous passons au pied du plateau d’Amance qui était l’enjeu de cette bataille et que les troupes du général de Castelnau empêchèrent les Allemands de prendre et c’est sur cette route de Château Salins que nous venons de parcourir que Guillaume II en personne attendait pour faire son entrée à Nancy. Ce ne sont partout que têtes d’arbres coupées, le sol est profondément creusé par les obus. Le spectacle est triste et cette tristesse augment toujours au fur et à mesure que nous avançons : la nuit vient augmenter la tristesse qui nous étreint. Bientôt, une odeur épouvantable nous prend à la gorge : demain, nous apprendrons qu’il y a là un cimetière invisible bouleversé par les sangliers. : les morts y ont été enterrés très vite, sous une très petite couche de terre et les bêtes en cherchant, découvrent tantôt une tête, tantôt un bras ou bien une jambe : c’est de ce charnier qu’exhale cette odeur, cette puanteur devrais-je dire.

    Il fait nuit, les projecteurs de Verdun illuminent le ciel. Nous arrivons à sept heures le soir l’estomac vide. Il faut chercher le cantonnement dans ce village de Velaine sous Amance qui est pour aujourd’hui notre dernière étape. C’est long : nous sommes éreintés et le temps semble interminable tant nous avons hâte de nous allonger sur la paille. Enfin, nous voilà installés et nous étendons sur la paille.

 

 

21 février

    Nous avons repos ce matin. Je ne peux plus me remuer. Ce village de Velaine est d’une saleté répugnante, de la boue car il a plu et les mouvements de troupes ont été nombreux. Les maisons éventrées, les toits écroulés, des ricochets de balles sur les murs attestent l’importance de la bataille qui s’est déroulée pour la possession de Nancy par les Allemands ! Le clocher de l’église est écroulé ; on organise la cuisine et le cuisinier chef est désigné – c’est un compatriote, Tugéras, fermier chez le maire de Boutiers près de Cognac ; je suis demandé par lui pour le seconder, me voilà bombardé cuisinier et par conséquent exempt de travail.

 

22 février

    Tout va bien : nous sommes en fonction depuis hier et dès hier soir, malgré le manque de tout, les hommes ont pu manger et se sont montrés satisfait. Au soir, nous leur offrirons la soupe et une daube de bœuf aux oignons. Vers une heure étant à notre cuisine, nous entendons les coups de canon qui annoncent la visite d’avions allemands. Nous laissons notre marmite et nous voila dans la cour le nez en l’air. L’avion nous apparaît en effet, entouré de shrapnels que nos artilleurs lui envoient. Il fait demi tour, semble s’échapper mais –nous a-t-il vus-  vient passer directement sur nous. Nous n’avons aucune peur, aucune émotion et cependant, c’est un engin de mort qui nous survole et peut laisser tomber quelques bombes en guise de carte de visite ! Par précaution tout de même, à quoi sert de crâner, j’engage les camarades à rentrer car tout de même nous sommes coiffés de képis rouges qui sont bien apparents. L’un de nous, nu tête, suit les évolutions de l’avion qui repasse encore directement sur nous, fait un arc de cercle et part du coté de l’Alsace toujours accompagné des flocons des obus qui ne l’atteignent pas. Bientôt, nous entendons tirer les forts de Toul. Auront-ils été plus heureux que les nôtres ici ?

    Fin de journée calme. Je suis allé me promener jusqu’à Champenoux, petit village proche de Velaine, entièrement effondré par le bombardement. Des croix – de bois bien entendu – un peu partout, indiquent les endroits où les nôtres sont enterrés. Aucune indication pour les boches. Dans notre village de Velaine, dans un jardin, trois tas de terre avec une croix en bois pour chacun. Sur l’une de ces croix, un képi d’artilleur : trois des nôtres sont enterrés là. A coté, huit chevaux ont été enterrés au pied d’un noyer, les harnais déchiquetés sont épars alentour. Des nuées de corbeaux voltigent dans les champs. C’est triste. Tugéras a rencontré une malheureuse femme sans ressources laissée là on ne sait comment – elle nous prêtera sa cuisinière et en échange, nous lui donnerons à manger les restes de nos repas, personnellement je la dédommagerai. Un lit est disponible paraît-il. Je le prends avec Tugéras, un lit ! Quel rêve, quel repos quand depuis deux moi et demi on couche tout habillé sur la paille. Quelle nuit agréable et reposante en perspective.

 

23 février

    Déception. J’avais rêvé lit, nous n’avons eu que paillasse ! Vulgaire sac dans lequel la bonne vieille « grand’mère » comme nous l’appelons nous a mis de la paille. Elle nous a installé ce « lit » près de son petit poêle et en avant pour le coucher : on dort mal à Velaine. Enfin, je suis au chaud, abrité et je débarrasse les camarades, car nous étions vraiment à l’étroit pour dormir dans notre petite écurie.

 

24 février

    La cuisine continue à donner satisfaction. Mais comme chacun cherche à profiter d’un avantage ! Et quels « tire-au-cul » ne trouve-t-on pas encore ! Dans notre situation – et à quelques kilomètres des Boches, leurs obus tombant à mille, mille cinq cents mètres du travail - je pensais que chacun devait être disposé à faire son devoir. Il n’en est malheureusement pas ainsi et toutes les occasions sont recherchées pour ne rien faire.

 

25 février

    Le vent mal tourné, notre cuisinière nous enfume littéralement, et ne veut rien savoir pour chauffer. La neige tombe. J’ai les yeux rougis par la fumée et le soir, j’ai un fort mal de tête et n’y vois plus. Je dors toujours mal et à cinq heures, debout pour faire le café.

 

26 février

    Je vais à la corvée de bois pour sortir un peu et voir la campagne, et constater partout combien dur a été le combat dans cette région. Des tertres partout avec des croix et des képis accrochés : ce sont des français qui sont morts là !Les arbres coupés, un obus a pénétré par moitié dans un grand chêne et est resté sans éclater. Les képis jonchent le sol. Nous sommes en plein sur le terrain battu par la mitraille allemande lors du fameux assaut du plateau d’Amance – près Nancy – il y a quelques mois. Non loin de l’endroit où nous entrons dans le bois, nous voyons une maison : c’est celle d’un garde forestier dans laquelle l’Empereur Guillaume II était installé pour suivre et commander la bataille, dit-on ; maison historique, simple demeure perdue au fond des bois au bord de cette route, mais dont j’ai grand peine de penser qu’elle a abrité un l’hôte illustre en question. Je ne pense pas qu’il se soit risqué aussi aventureusement en pleine bataille ! J’ai beaucoup souffert des yeux depuis hier mais je commence à y voir un peu mieux cependant. Je continue à la cuisine. Un détachement rentre au repos, venant des tranchées. Ils n’ont pas l’air trop fatigué les Poilus ! Bien moins fatigués que nous certainement.

 

27/28 février

    Journée de grand bombardement. Les avions vont et viennent : français et anglais allant repérer les lignes allemandes, les allemands venant sur nous. Ainsi que je l’ai dit, plus haut, le village de Champenoux se trouve à quatre kilomètres de Velaine où nous sommes cantonnés. Il faut donc parcourir ce trajet quatre fois par jour pour aller au travail. A la sortie de Champenoux un vaste vallon s’étend jusqu’aux bois où les hommes vont travailler. Dans le village, quelques maisons seulement restent debout. L’église est complètement effondrée. La Poste qui se trouve tout près a ses murs étayés pour éviter l’effondrement complet. On ne voit que ruines : c’est épouvantablement triste (…).

     

01/02 mars

(…)

 

03 mars

    J’assiste au tir des 75 placés à huit cents mètres environ de la lisière du bois dans lequel nous travaillons – je dis nous car j’avais demandé à reprendre le travail -. Une bataille sérieuse se livre à notre gauche du coté de Pont à Mousson et Saint Mihiel. Toute la nuit et toute la journée les roulements du canon ne cessèrent un seul instant. En rentrant un avion boche nous survole et nous n’avons que le temps de nous mettre dans le bois pour nous dissimuler. Les batteries ne réussissent pas à l’atteindre et il continue sa route. En rentrant Tugéras qui était resté à la cuisine m’informe qu’il se fait porter malade, qu’il ira à la visite demain matin et qu’il a de grandes chances d’être évacué sur l’hôpital de nancy. Il m’a proposé de le remplacer comme cuisinier chef. J’hésite et cherche à me dérober car c’est une rude corvée pour un homme seul d’assumer la cuisine.

 

04 mars

    Tugéras n’est pas évacué, il reste à Velaine mais est exempt de tout travail. Il reste donc et je le remplace à la cuisine. Nous avons la visite consécutivement de deux avions allemands. Le premier laisse tomber à un ou deux kilomètres de nous une traînée lumineuse qui, je le suppose, avait pour but d’indiquer l’emplacement de troupes ou de batteries d’artillerie. Le second fut poursuivi et chassé par quatre aéroplanes de Toul et de Nancy mais il réussit à s’échapper. L’après-midi nos avions reviennent surveiller le front et tous passent exactement sur le village. Je ne sais encore officiellement ce qu’il y a de vrai dans le renseignement qui vient de m’être donné à savoir « nous aurions repoussé les allemandes de Pont à Mousson ». Si cela était vrai, ils seraient coupés de Saint Mihiel et l’affaire serait bonne. Ce qui me semble vrai car cela se répète depuis quelques jours, c’est que nous étions honteusement vendus par le chef de gare de Pont à Mousson. Cet espion avait le téléphone installé dans la cave de la gare et signalait aux troupes allemandes chaque changement de batteries d’artillerie et les mouvements de troupes. Cet ignoble individu a été enfin pris et arrêté. Ce soir nouvelles visites d’avions allemands bombardés et chassés par des avions français. Bataille superbe. Une bombe a été lâchée sur Champenoux hier soir par l’avion qui nous a survolés sur la route.

 

05 mars

    Il faut que je note, pour ne pas l’oublier, l’impression que j’ai ressentie depuis mon arrivée sur le « front ». Je pensais, avant de les avoir vus, que les hommes qui étaient sur le front, jouant à chaque minute avec la mort, ne dormant que d’un œil, devaient être dans un état de démoralisation, ou tout au moins d’abattement, visible. Je les voyais fatigués, hâves, ennuyés. Et bien ne parlant que des troupes que j’ai vues à Champenoux – à trois kilomètres des lignes – se relevant tous les trois jours dans les tranchées, ces troupes sont fraîches. On voit des soldats et officiers bien rasés, la mine réjouie, blaguant « les vieux pères » comme ils nous appellent, les effets propres, les équipements soignés. Les officiers au col de tunique bien droit, aux bottes reluisantes, aux bottines à boutons cirés, impeccables. Jamais on ne pourrait croire que tous ces hommes sont en zone de combat et l’on ne peut qu’être pris de confiance sur la valeur des troupes vu ainsi équipées et d’une telle tenue. Je ne parle que des unités que j’ai vues – 234ème territorial et 34ème seulement – pensant que je n’ai pas eu là une vision d’exception des troupes en cantonnement.

 

06/07/08 mars

    Journées sans histoire. Tugéras est parti à l’hôpital hier. Gémot malade m’aide à la cuisine. Le sergent de Saunières me demande de remplacer Tugéras pour lui faire sa chambre. J’accepte. Me voila donc cuisinier en chef et ordonnance du sergent du 94ème R.A.T faisant les fonctions d’adjudant du détachement du R.A.T à Velaine. Les poux, les horribles les dégoûtants ont fait leur apparition. Un homme du 93ème en a trouvé sur lui : grand branle bas à leur sujet, mais éviterons nous d’être envahis par ces bestioles ?

 

09 mars

    Il neige encore. Une nuit très froide. Vent, glace, neige, voila notre réveil – triste pays et quelle carcasse est donc la nôtre puisqu’elle y résiste malgré le manque d’habitude qu’elle peut avoir de ces températures. Je suis très grippé depuis cinq jours mais je suis tout de même à mon fourneau. Je suis allé hier à la visite : le major m’a donné à prendre de la quinine. J’ai profité pour montrer mon pouce au major qui m’a exempté de travail… c’est tout… et pas assez, car que pouvais-je espérer de plus ? De tous côtés nous entendons dire que les troupes se concentrent en quantité autour de nous, et il se confirme que nous devons revenir sur Toul dont nous dépendons, vers le 12 Ct. Le grand coup se produirait vers le 15.

 

10/11 mars

    Journée de grande neige. Froid très vif. Rien à signaler.

A notre 75 – (Chant de la 23ème du 24)

Air : Flotte petit drapeau

 

I

Les allemands passé la frontière

Pour dévaster nos champs et nos foyers

Ils nous ont dit dressant leur pointe altière

« Vous goûterez le plomb des obusiers ;

Voici nos Krupps qui nettoieront l’espace

Qui balaieront vos soldats de carton … »

Nous répondons, les regardant en face :

« Venez donc voir ce qu’est notre canon »

 

Refrain

Gronde, tonne, canon

Hurle, crache et tiens bon !

Défenseur de la France

Tu es notre espérance.

Tu garderas, vaillant joujou d’acier,

La Belgique en danger,

Nos doux foyers.

 

IV

Notre canon a quitté la Gascogne

De La Rochelle il huma l’air marin :

A la frontière il entend qu’on se cogne

Il nous entraîne au cher Pays lorrain.

Tu reculas ! Mais gardant l’espérance

Tu attendis sur le flanc d’un vallon !

« Prussiens ! Fuyez loin du Grand Mont d’Amance !

Vous avez vu ce qu’est notre canon. »

II

Que tu es beau caché le long des crêtes

Près à bondir sur les gens d’Attila !

Sur ton affût accroupi tu les guettes

La gueule au vent pour leur crier « halte là ! »

Vous entendrez rugir les quatre frères

Si vous montrez le casque à l’horizon

Pan, pan, pan, pan ! Voila leur cri de guerre!

Venez Prussien, voir ce qu’est notre canon.

III

Tes coups d’essais furent des coups de maître

En mil neuf cent tu bombardas Pékin.

La Barbarie apprit à te connaître…

La Barbarie est encore en chemin ;

La Force veut mépriser la Justice

Tous les traités ne sont que vils « chiffons »

Soixante quinze ! A toi d’entrer en lice !

Montre leur donc ce qu’est notre canon !

V

Pourquoi Teutons l’élan de vos conquêtes

S’est-il brisé dans nos sanglants duels ?

On se moquait des « porte cigarettes »

Ils n’ont pas craint marmites et shrapnels

« les Diables noirs » ont fait trembler l’Alboche

IIs ont vengé les morts des bataillons

Fuyez vaincus sous l’obus qui vous fauche

Vous avez vu ce qu’est notre canon.

 

A Victor le Ronflant

Canon de la 4ème pièce

12 mars

    A Nancy depuis trois jours, avec sa femme qu’il avait fait venir, le sergent de Saunière est rentré hier soir - et il nous raconte que la vie à Nancy est extrêmement gaie. Les cafés, les concerts regorgent de monde : chacun boit et rit ; on ne se douterait guère que le front est tout proche, que l’on s’est terriblement battu alentour il y a quatre mois, que la campagne environnante est jonchée de morts. Les rues sont encombrées de soldats, d’officiers de tous grades, de médecins qui après les sois donnés aux blessés des hôpitaux oubliant la tristesse de la situation se rassemblent et plaisantent… Bref ! Un mouvement dans les rues et dans les endroits où l’on se distrait qui surprend. Espérons toutefois que ces beaux paradeurs répondront présent lorsque, à nouveau, il faudra recommencer, car lorsqu’on pense à la quantité d’hommes resté à l’arrière on reste confondu et l’on se demande pourquoi ? Quand, à l’avant tant de pauvres diables s’y trouvent depuis si longtemps.

 

13/14 mars

    Journées sans changement. Le temps est moins froid. Les bruits lancés il y a quelques temps que notre séjour à Velaine devait cesser le 12 sont à annuler. Nous voilà le 14 et il n’est point question de partir. Bien mieux : il paraît que l’on va nous habiller à neuf avec le drap « tricolore ». Je ne désespère pas qu’un de ces jours on nous mette un fusil 1886 entre les mains et en avant !... Enfin, attendons et nous verrons bien. Je viens de recevoir une mauvaise lettre m’annonçant que Paulette a eu son faux croup. Pourvu qu’il n’y ait pas de suite fâcheuse. Depuis trois mois c’est la première lettre pénible reçue, mais si éloigné, que d’idées mauvaises je me fais.

 

15 mars

    Le 34ème territorial quitte Velaine : il est remplacé par le 344ème Réserve de Bordeaux.

 

16/17/18 mars

    L’ordre de partir vient d’arriver : nous attendons d’instant en instant le signal du départ. Où allons-nous aller ?

 

19 mars

    Nous devions partir hier : nous sommes encore à Velaine aujourd’hui, l’ordre a été suivi d’un contre-ordre : et ce matin nous partons au travail. C’est donc partie remise.

 

20 mars

    Il fait beau. Les troupes circulent de plus en plus nombreuses. Ce n’est dans Velaine que passages successifs : artillerie, Etat-major (la brigade est installée ici) infanterie, se succèdent. On sent qu’un grand mouvement se dessine. Toujours sans ordre pour le départ. Un détachement du R.A.T vient d’arriver, pour nous remplacer paraît-il. Est-ce bien vrai ? Comme toujours les potins courent de bouche en bouche, les réflexions se succèdent sans que rien de précis vienne le confirmer. Attendons donc patiemment : si nous devons partir nous serons bien fixés ce soir. Encore un avion Boche qui nous a survolé ce matin. Une cinquantaine de bombes lui ont été envoyées sans résultat : chaque journée claire nous procure du reste pareil spectacle.

 

21 mars

    Journée commencée par une nuit très froide. – glace et gelée comme en plein hiver – Les nuits et les jours sont ainsi, mais les après-midi sont belles, le soleil brille mais le vent est froid. Un gamin de quinze ans blessés à la bataille de la Marne et nommé sergent après sa convalescence est au repos près de Velaine. Venu ici avec un voisin – car il n’a plus de parents et que ses frères sont tous à la guerre. Il a été vu par un commandant du 344ème qui le prend dans son bataillon. Très crâne, pas peureux, le gosse répond comme un homme à toutes les questions. Nous n’avons toujours pas d’ordre de départ. Nouvelle visite d’aéroplanes boches et nouveau bombardement sans résultat.

 

 

22-23 mars

    Il n’est plus question  de départ. Les autres RAT arrivés le 20 sont cantonnés ici et chaque jour vont au travail comme nous mais avec le fusil et les outils : ils sont moins privilégiés que nous qui n’avons que les outils. Il a fait très beau cet après-midi et pour la première fois j’ai quitté foulard et cache-nez. Je transpire dans ma cuisine. Montvillier, cuisinier du 93ème vient de voir une hirondelle ; il l’a vue plusieurs fois et il paraît qu’il n’y a pas d’erreur. C’est la première qui est vue.

 

24-25 mars

    Aujourd’hui pluie continuelle. Les camarades rentrent du travail, mouillés et fatigués.

 

26 mars

    Temps magnifique, remis au beau, mais froid. Le soleil brille. Ce matin j’ai vu jusqu’à huit aéros français en même temps dans l’air, explorant une circonférence dont Nancy semblant le centre et Toul et Velaine les extrémités.

    Monsieur Millerand, ministre de la guerre, accompagné de dames et de quatre autos limousines avec officiers est venu visiter le front de notre coté. Les huit avions vus ce matin montaient la garde pour empêcher des avions ennemis d’approcher.

 

27 mars

    Journée superbe mais température très froide. Un soldat du 344ème m’a photographié il y a quatre jours avec Cramagéras et Montvillier cuisiniers du 93ème dont la cuisine est près de la mienne. Une autre photo a été prise avec Cramagéras et Lavand. Ce matin il m’a apporté deux cartes de la dernière photo, la première n’est pas réussie. Je les lui prends et dès ce soir j’envoie chez moi une carte, l’autre est envoyée à mes parents. Le soldat photographe doit revenir tout à l’heure  pour nous prendre en une scène de cuisine.

 

28 mars

    Jour des Rameaux –les journées se suivent et ne se ressemblent pas : il neige ; il fait très froid. A huit heures, on nous communique que nous partons demain à sept heures. A une heure, nouvel ordre, nous donnant ordre de partir aujourd’hui même, à trois heures. Un homme est aussitôt envoyé prévenir ceux qui sont au travail. Tout est prêt, nous partons à l’heure prescrite à pied. Nous faisons halte à Laneuvelotte sur la route de Château Salnis à Nancy. Distribution de viande crue et pain par régiments. Des camions automobiles viennent nous prendre, treize camions dans lesquels vingt deux hommes par camion se tassent tant bien que mal et nous repartons. Nous sommes réunis les 93ème -94ème -95ème -98ème  soit 271 hommes. Deux charrettes nous avaient portées nos sacs de Velaine à Laneuvelotte. Arrivés à Nancy nous descendons des camions et nous embarquons dans le train à neuf heures. Nous passons Toul, Bar le Duc, Remigny, Gevry en Argonne, Ste Menehould où nous bifurquons et arrivons à Clermont en Argonne à sept heures le 29 au matin. Nous nous installons dans un pré pour faire le café, il fait froid mais le soleil brille. Pendant que nous faisons le café, le Président de la République Poincaré, le général Sarrail et leur suite sont venus nous voir. Ce village de Clermont en Argonne a été très bombardé et peu de maison sont encore debout. Nous prenons le café à huit heures et l’ordre est donné de préparer la soupe et un repas à prendre sur place. Un groupe de douze blessés venant des lignes nous croise se rendant à l’hôpital de Clermont. Les camions se succèdent, les cavaliers, les autos passent et repassent, un mouvement intense de véhicules de tout genre indique que nous sommes dans une zone active ; et en effet ne sommes nous pas à 33 kilomètres seulement de Verdun ? A quinze kilomètres de Vauquois, repris au Boches il y a une huitaine de jours et l’une des clefs de la pointe de Saint Mihiel. Varennes n’est qu’à seize kilomètres… Après le repas pris en vitesse, nous repartons à une heure à pied, et nous dirigeons sur Angéville à deux kilomètres plus loin où nous arrivons vers deux heures. Mais à Angéville on ne veut pas de nous car on n’a pas reçu l’ordre de nous recevoir et nous devons repartir à cinq heures et demie. Nous sommes éreintés. Au bout d’une grande heure d’attente nous sommes acceptés et nous restons. Je reste à la cuisine avec Andreau (d’Angoulême) comme chef cuisinier pour tout le 94ème RAT. Notre marmite est installée dans un jardin, derrière l’écurie. Il fait très beau. Dîner à cinq heures. Mal couchés. Les ordres pour le travail arrivent : n’étant qu’à six kilomètres des lignes pour le travail des précautions seront prises : ce sera du travail de nuit. Les hommes partiront à six heures et demie tout à l’heure. Ils rentreront à onze heures de la nuit. Il faut préparer le café pour une distribution à leur arrivée, nous le faisons au clair de lune.

 

30 mars

    Nous installons les cuisines du 93ème, 94ème et 95ème dans la cuisine du génie qui nous cède la place. Nous sommes abrités. Pégoud l’aviateur est ici et chaque jour je le vois voler. Le travail consiste pendant trois jours à masquer une gare à trois kilomètres d’ici car soixante dix mille hommes vont débarquer du 1er au 3.

     

 

1er avril

    Hier matin il a neigé : le sol est blanc.

 

2 avril

    Ce matin à six heures et demie des aviateurs allemands sont venus lancer des bombes sur la gare de Clermont en Argonne et sur un convoi de ravitaillement = deux morts, deux blessés tous les deux infirmiers. Pas d’autres dégâts que des vitres brisées. Les régiments commencent à arriver et toute la journée c’est un défilé ininterrompu d’hommes et de charrettes chargées. Des camarades du 1er Génie qui forment un groupe pour les projecteurs, nous invitant à assister au fonctionnement d’un projecteur allemand qui a été pris dans un combat. Nous y allons à huit heures et demie du soir. C’est un appareil portatif composé de la lanterne portée par un homme –comme un sac sur le dos- et d’une bouteille d’acétylène avec tuyau et manomètre, le tout sur une planchette portée par un autre homme. Les deux hommes marchent côte à côte et cet appareil est destiné à l’éclairage des tranchées ennemies à petite distance, mais est néanmoins très puissant. C’est de l’avis de tous très pratique. Pour la première fois depuis trois jours je sors de la cuisine où j’ai été nommé surveillant du personnel et je vois sur la place un camion automobile entouré de soldats qui attendent en tendant les bras. Je m’approche et de l’arrière étant ouvert un jeune homme distribue des objets que chacun paye. Des pancartes imprimées annoncent « Camion Bazar » ainsi que les différents objets qui sont vendus et leurs prix. Il y a de tout, des aiguilles, du fil, jusqu’aux lampes électriques en passant par les bretelles, couverts, chocolat, allumettes, blagues, quarts, assiettes, etc, etc… En un mot, tout ce que l’on peut avoir besoin sur le front où il n’existe aucun magasin. C’est une organisation des Bazars Réunis de Bar le Duc, aidée par le gouvernement, qui porte au soldat le nécessaire qu’il lui est impossible de trouver dans les villages évacués, incendiés, détruits dans lesquels nous sommes obligés de séjourner. Nous sommes très bien ici et des trois cantonnements : Ochey, Velaine et Angéville, c’est ici que nous sommes le mieux. Je couche dans la cuisine avec Audreau, (94ème) chef cuisinier, Léonardon pour l’ordinaire (93ème) et Camarégeas, aide cuisinier (93ème). L’appartement qui nous sert de cuisine est petit et chauffé toute la journée : nous sommes bien. Nous sommes six pour la cuisine et c’est très suffisant. Quoique les combats ne cessent guère car Vauquois, Varennes, le Four de Paris, la forêt de la Grurie nous entourentje souhaiterais rester ici longtemps. Nous sommes en plein Argonne et à moins de vingt kilomètres des lieux cités ci-dessus.         

    A Champenoux où nous étions aussi près des lignes qu’ici, les troupes étaient sur la défensives, on ne se battait pas, tandis qu’ici, on se rend compte quelle formidable organisation est celle de la guerre. Nous sommes dans une zone très active et c’est inimaginable, fantastique de penser que tout arrive à point : aliments et munitions. Les aliments sont en quantité largement suffisante ; nous touchons de l’eau de vie, mais à partir d’aujourd’hui, cette ration nous est supprimée en faveur des troupes qui arrivent et partent en premières lignes. On dit que dimanche prochain 4 avril doit avoir lieu une grande action sur Vauquois et Montfaucon. J’assiste à la nuit à des signaux conventionnels transmis par lanterne électrique : un trait trois points par exemple indique d’après un tableau une phrase et ainsi de suite.

 

3 avril

    Journée d’eau. Cette nuit le canon a terriblement grondé. Une grande action se déroule sur notre gauche (ayant Verdun face à nous) et l’on entend distinctement la fusillade toute la journée.

 

4 avril

    Après une légère accalmie entre quatre heures et onze heures du soir, la bataille a repris vers minuit et n’a pas cessé jusqu’à ce matin. Les bruits de recul de nos troupes circulent et nous plongent dans la consternation. Ce matin, toutes les troupes cantonnées ici partent pour les lignes et les services les accompagnent. Il ne reste pas un infirmier ici. Nous attendons avec anxiété d’autres renseignements qui, nous voulons le croire, serons meilleurs que ceux précédemment donnés. Un autre bruit circule : nous avons coupé une base de ravitaillement aux allemands et la bataille se livre dans les bois de la Grurie : Varennes, Appremont en sont l’enjeu. L’effort tend à refouler les allemands au-delà de Montfaucon car derrière est la vallée de la Meuse et la prise de Montfaucon serait un gros avantage pour nous. A une heure, un camarade du 1er Génie du service des projecteurs vient nous voir et nous annonce qu’hier, nous avons pris Saint Mihiel. Cette nouvelle qui, paraît-il, est officielle, nous enchante. La bataille continue sur notre gauche (Bois de la Grurie).

 

5 avril

    Il a plu hier toute la nuit et tout le jour. Il pleut encore aujourd’hui. Nous sommes sans nouvelles des combats qui se déroulent autour de nous depuis deux jours. Le bruit du canon ce matin est très éloigné, aurions-nous enfin réussi à les déloger des puissantes positions qu’ils occupaient en Argonne ? L’après midi le canon tonne toujours dans la direction de Vauquois, Four de Paris. Nous sommes toujours sans nouvelles. Huit heures après dîner, nous sortons et gravissons la colline au pied de laquelle est notre cuisine. Arrivés au sommet la vue s’étendant dans la direction de Vauquois, le spectacle est poignant.

    Les obus éclairants, les lueurs des bouches à feu des canons, les projecteurs illuminent le ciel : c’est un spectacle saisissant et angoissant : à coté à gauche, les projecteurs de Verdun sillonnent les nues. Par la pensée, nous sommes sur ce champ de bataille d’où nous entendons très distinctement la fusillade qui crépite sans arrêt accompagné par la voix sourde du canon. Sur ce front de quarante à cinquante kilomètres, il y a là trois cents bouches à feu qui crachent la mort dans les rangs allemands, formant un roulement ininterrompu. Sous l’étreinte d’une émotion qu’il nous est difficile d’empêcher, nous restons là plus d’une demie heure, pendant laquelle les fusées blanches et rouges se mêlent aux lueurs des canons et des projecteurs se succédant sans arrêt donnant l’impression d’un colossal feu d’artifice. Nous osons à peine échanger nos impressions. Enfin nous nous décidons à descendre pour aller nous coucher. Le cri de la chouette, qui, en ce moment, cherche à s’accoupler retentit lugubre… Ce fut la soirée la plus triste depuis notre arrivée à Toul… Et en rentrant au cantonnement, un des hommes chante ! Opposition aux tristesses de tout à l’heure : ironie, inconscience, peu importe, tout n’est-il pas opposition dans la nature et les huit hommes qui l’écoutent pensent ainsi beaucoup moins à leur situation et pas du tout à ce qui peut se passer là bas, à huit ou dix kilomètres seulement de nous, sur ce champ de bataille où tant des nôtres tombent à chaque seconde pour ne plus jamais se relever...

 

6 avril

    Au réveil, la canonnade (gronde). Toute la nuit il en fut ainsi et en sortant le bruit de la fusillade qui crépite sans arrêt nous indique que la lutte continue. Il paraît que le poste des projecteurs a reçu cette nuit communication par télégraphie sans fil que nous avions avancés cette nuit de deux kilomètres en profondeur : mais le camarade qui nous donne cette bonne nouvelle ne peut nous dire en quel endroit cela s’est produit. Serait-ce vrai et les délogerons nous enfin ?

 

7 avril

    Toujours sans nouvelles de la grande bataille livrée depuis deux jours sur Vauquois. Le canon s’est tu. De rares coups de grosses pièces tirant sur les ravitaillements s’entendent de temps en temps. C’est le calme après l’orage et quel orage ! Le temps est très mauvais. Il a plu toute la nuit, le vent souffle très fort. La température est refroidie. Nous apprenons que nous avons pris une tranchée à Vauquois !! Et voilà donc le résultat d’un bombardement infernal pendant deux jours complets ; Une tranchée prise !! Et que cela doit paraître peu de chose au public de l’arrière qui lit son journal. Nous qui assistons à la prise de cette tranchée, nous nous rendons compte de l’effort produit et nous concluons qu’il est forcé que cette guerre dure encore longtemps… Il faut penser que cette tranchée avait cinq kilomètres de longueur et est la principale de la défense du village ; qu’en outre, après l’avoir prise le cinq, les Boches nous l’ont reprise dans la matinée du six et nous même l’avons reprise dans la nuit du six au sept. Combien de tranchées restent encore à prendre sur toute la longueur du front ?

 

8 avril

    Six heures du matin. Le temps est un peu moins mauvais. Un avion boche ne perd pas de temps et vient lancer des bombes sur la gare de Clermont. Que font donc nos observateurs et nos aviateurs ? Personne pour empêcher ces attaques !

 

9 avril

    Rien de nouveau ce matin. Les explosions entendues hier n’étaient pas produites par l’éclatement des bombes sur la gare de Clermont, mais par le tir des canons sur l’avion boche. Erreur d’oreille et de mon injuste réflexion.

    Note : dans la guerre de tranchée on emploie des équipes de crapouilleurs. Ces soldats ont mission de manœuvrer des petits canons spéciaux qui lancent d’une tranchée dans l’autre des obus nommés crapouillots. Les canons lancent en l’air, presque verticalement, jusqu’à une hauteur qui peut aller jusqu’à cinquante mètres des obus qui sont réglés pour retomber perpendiculairement aussitôt l’obstacle franchi et éclatent en tombant. Ce sont des engins meurtriers et très redoutés des deux cotés de la tranchée : on les craint davantage que les obus des canons.

 

10 avril

     Dès le matin le sergent nous annonce le départ pour demain matin pour une destination inconnue. Encore un changement et où va-t-on nous diriger ? Robert, père de six enfants rentre chez lui, le 5ème d’artillerie vient cantonner et l’on parle d’une action imminente dans le secteur.

 

11 avril

    Nous partons à sept heures du matin. Nous traversons Clermont en Argonne et arrivons à Aubréville à sept kilomètres. Une voiture transportait nos sacs. En cours de route nous croisons le 89ème qui rentre des tranchées. Leur aspect est lamentable : ces hommes sont exténués et se traînent littéralement. Aubréville est rempli de soldats. Tous servent à la relève pour Vauquois qui n’est qu’à sept kilomètres d’ici. Nous sommes donc aux premières loges pour recueillir les renseignements sur cette position de première importance. Tous désespèrent de jamais pouvoir aller plus loin. Nous tenons un coté du cimetière et les Allemands tiennent l’autre coté dans les tombes et les caveaux. Ils ont tous une peur épouvantable des crapouillots. Nous sommes très mal logés et faisons la cuisine dehors n’ayant pu nous installer dans la maison.

 

12 avril

    Il fait un temps superbe. Nous nous installons. Nous cuisinons toujours dehors. Le 46ème est descendu des tranchées cette nuit. Il y a beaucoup de dysenterie. Le moral n’est pas bon. Les officiers sont très durs. J’ai bien peur…

    Deuxième son de cloche : en questionnant, j’ai fini par apprendre que si les Boches ont des engins très meurtriers, de notre côté nous avons les mêmes engins aussi meurtriers et pour quatre obus envoyés par eux, nous leur en faisons parvenir six et huit. Racontés par ces hommes qui vivent vraiment ce qu’ils racontent, ces renseignements me donnent confiance, mais à la suite des premières conversations relatées plus haut j’ai passé de vilains moments de crainte ! Un jeune soldat de la classe 1916 (18 ans) nous raconte qu’il a combattu à Saint Mihiel, a été cité à l’ordre de l’armée et nommé soldat de 1ère classe. Je suis très nerveux : je pleure. Nous lui donnons tout ce que nous avons : vin fromage, café. C’est terrible et beau de voir des enfants ainsi exposés, luttant avec tant de vaillance. Hier, j’ai vu un capitaine gifler un homme qui avait laissé échapper un cheval, nous traitant d’imbéciles, nous qui passions seulement, mais avions eu tort évidemment de passer à ce moment qui nous permettait de constater… à quoi le « prestige », si l’on peut dire, du galon pouvait entraîner. Aujourd’hui, un commandant passe pour faire nettoyer les alentours du cantonnement : l’ordre est donné, agrémenté d’une menace de nous octroyer des coups de bâton si dans une heure ce n’est pas fait… Eh ! Eh ! Est-ce que les premiers renseignements relatés ci-dessus étaient vrais ? Il me semble qu’en effet les officiers du 46ème sont durs… et maladroits : car ce n’est pas de cette façon que des officiers Français doivent commander à des Français…

    A deux heures, l’artillerie allemande tire sur le coteau qui se trouve à deux cents mètres de nous. Le tir se rapproche. Un obus éclate à Cinquante mètres dans le pré. Nous sommes repérés. Dix obus tombent ainsi très près dont l’un sur l’église, un autre sur la route où deux soldats sont tués, cinq blessés. Une heure se passe, cinq autre obus nous environnent.

 

13 avril

     Cette nuit, fusillade très près ; obus, aéros, le tout comme en plein jour. Et ce matin, réveil au canon. Deux aéros boches nous survolent et l’artillerie allemande nous envoie des percutants sans nous atteindre. Ces obus sont évidemment destinés à la gare et à la voie des chemins de fer dont nous ne sommes distants que d’une centaine de mètres. Un obus tombe à vingt mètres de notre cantonnement, démoli un mur, mais personne n’est blessé. Il en tombe ainsi dix. Les deux avions vus tout à l’heure ont été chassés par trois des nôtres et Pégoud a foncé sur l’un deux et l’a abattu. Je continue à bavarder avec les soldats du 46ème et je constate que ce régiment est composé de fortes têtes avec lesquels il faut parler haut ; et ceci explique pourquoi les officiers sont si durs dans leurs commandements ? Car plus que jamais, il faut exécuter les ordres donnés : l’obéissance aveugle parce que la confiance dans les chefs, la discipline poussée à ses extrêmes limites. L’après midi est calme, mais nous sommes gratifiés d’un dîner en musique ! Installés dans notre cuisine en plein air, nous dînions : le sergent de Saunière, Léonardon, Audreau, moi et les hommes de corvées lorsque le sifflement caractéristique des obus se fait entendre, qui passent sur nos têtes pour aller éclater un peu plus loin, face à nous, dans un nuage de fumée et de terre. Nous les accueillons par des plaisanteries car à présent nous y sommes habitués, quand, tout à coup, l’un deux éclate assez près pour qu’un éclat vienne tomber entre Audreau et moi. Il est là, entre nos deux pieds, distants de dix centimètres à peine l’un de l’autre et nous n’avons aucun mal. Assis -puisque je mange, sans table naturellement- je n’ai qu’à me baisser légèrement pour le ramasser et le conserver ; voilà bien un beau souvenir pour le retour !! La ligne de chemin de fer a été coupée ce matin entre Sainte Menehould et Clermont en Argonne et le ravitaillement de vivres ne se fait pas à l’heure habituelle : il n’a eu lieu que le soir à sept heures ; heureusement nous avons toujours un repas d’avance et cela a permis aux hommes de dîner comme d’habitude, les autres des autres formations sont obligés d’attendre. Pas de vin.

 

14 avril

    Nuit calme. Dix heures et demie heure du déjeuner, les obus recommencent à tomber autour de nous. Ce sont de petits calibres. Vers une heure, préparant la soupe pour ce soir le tir recommence, mais avec les obus habituels de gros calibre –des 210- Un éclat nous arrive sans nous atteindre et Audreau le ramasse en souvenir comme moi, hier soir. A trois heures, dans un pré près du cantonnement, remise de la médaille militaire au chef de la musique du 46ème. Cérémonie habituelle avec sonneries, musique et défilé. Soirée calme. Parmi les obus tombé ce tantôt, l’un a atteint le pont, tuant un gendarme et blessant cinq soldats.

 

15 avril

    Journée magnifique. Beau soleil. Nouveau bombardement du village, de notre côté. Les allemands règlent leur tir et les points de chute se rapprochent de plus en plus de nous. Ils décrivent un arc de cercle dont le rayon de dépasse pas cinquante mètres et le centre à l’endroit où un obus est tombé hier à vingt mètres de nous. Il y a plusieurs blessés et un coin de maison abattu. Le dîner est calme. A neuf heures et demie les obus nous arrivent à nouveau : dix tués, vingt deux blessés.

 

16 avril

    La nuit a été calme. Mais a six heures ce matin la danse recommence. Le 46ème qui était ici au repos a reçu l’ordre de se replier en arrière à cause du danger. Et nous, on nous laisse ainsi exprès ! C’est navrant. C’est toujours la ligne de chemin de fer Sainte Menehould – Verdun qui est visée, et nous sommes au milieu de cet enfer. Les pièces qui nous bombardent sont deux pièces allemandes amenées la nuit et qui n’a pas été encore possible de repérer. La journée a été dure. Le bombardement a lieu a intervalles irréguliers et les obus arrivent sans que l’on puisse s’y attendre. Nous avons aménagé notre cuisine en véritable fort : six rails nous servent de toiture et des toiles de tente sont mises comme couverture. D’un côté nous avons un mur de deux mètres, de l’autre celui de notre cantonnement. Sur le côté donnant sur le vide, nous disposons planches et bois de chauffage le plus gros : à l’intérieur nous remplissons une grande panière de sacs de distribution de capotes et musettes pour former barricade et amortir la percée des éclats. A l’annonce du coup, lorsque nous l’entendons, nous nous jetons à plat ventre, les têtes à toucher la panière : nous prenons ainsi le maximum de précautions et si un accident grave se produit par la suite, il n’y aura aucun reproche d’imprévoyance à nous adresser. Nous avons –avec des moyens de fortune dont nous disposions- fait tout le possible pour nous protéger. Je ramasse un éclat d’obus en cuivre qui vient de me frapper au corps pendant que j’épluchais les pommes de terre avec Audreau. Pendant le dîner, continuation du bombardement sans grand dommage.

 

17 avril

     Nuit calme. Aucun coup de canon. L’ordre arrive à six heures de nous préparer pour le départ. Nous allons paraît-il à Parois à deux kilomètres, direction Verdun. Un aéro Boche nous survole. Il ne restera plus un soldat dans Aubréville après notre départ. Une action qu’il faut espérer décisive se prépare sur Vauquois, Montfaucon et la ligne qui s’étend jusqu’au Eparges (Saint Mihiel).

 

18 avril

    Nous sommes arrivés hier à Parois à une heure et demie : à quatre vingt dix kilomètres seulement de Metz sur la route nationale de Paris Metz. Pas trop mal logés sur la paille toujours, mais assez abrités. Notre cuisine est installée sous un hangar : nous sommes quatre cuisiniers ensembles, c’est un fouillis et chacun s’énerve. Il faut en arrivant préparer le dîner pour cinq heures. Pas de temps à perdre mais tout se passe assez bien. A noter que depuis hier, nous n’avons pas reçu un seul obus. Le dîner pris nous allons nous coucher à sept heures et demie, éreintés.

 

19 avril

    Aujourd’hui le calme continue et les hommes qui souffraient de la peur –et cela est un mal terrible- reprennent espoir : ils commencent à causer, les traits contractés se détendent, l’œil devient plus expressif, les gestes sont plus nets, moins indolents, ils ont dormis cette nuit et l’appétit revient. Les malheureux ont terriblement souffert moralement pendant ces cinq jours de bombardement à Aubréville. Nous nous sommes installés ce matin dans notre cuisine : deux tables ont été montées et toutes les caisses vidées et remises en ordre. Pour combien de temps ce travail est-il fait ? Pour bien peu je le crains car ne sommes nous pas destinés à voyager d’endroit en endroit, partout où des travaux sont à exécuter ?

    Six heures. L’adjudant vient nous transmettre un ordre général de nous tenir prêt en cas d’alerte. On s’attend à un bombardement du village et au premier signal nous recevrons l’ordre de partir. Nous préparons nos sacs et laissons dehors nos couvertures, notre équipement à portée de nous et nous nous étendons. Vers minuit un obus tombe non loin de nous et son éclatement nous réveille : c’est un 77, jusqu’à présent les allemands n’ont pas tirés de plus fort calibre sur Parois. U deuxième éclate : l’adjudant nous fait lever, un troisième, nous nous préparons pour le départ. Un quatrième puis un cinquième. Nous attendons l’ordre pour partir, mais rien ne vient. Nous sommes équipés sac au dos, empilés dans cette cour trop étroite. Quelques hommes sortent, d’autres suivent sans trop savoir et sans ordre : véritable troupeau de mouton. Quelques hommes sont dans un état pitoyable. Tout sang-froid manque et l’instinct de conservation domine. Ces malheureux, sans réflexion, se précipiteraient dans les endroits les plus dangereux en pensant se mettre à l’abri. J’ai la chance de pouvoir conserver mon sang-froid et réfléchir et sans m’en effrayer, je comprends et crains le danger et cela peut servir… Les coups cessent, nous nous étendons tout équipés dans la grange. Quelques instants de calme et six obus –toujours des 77- éclatent à nouveau. Puis c’est à nouveau le calme. Personne naturellement ne dort. Fatigués et anxieux de ce qui peut arriver, immobiles sur la paille nous avons froid. A quatre heures (matin) je file à la cuisine avec Audreau, nous nous faisons une gamelle de vin chaud, que nous absorbons avec une rôtie de pain grillé. Ca nous réchauffe. Les hommes partent au travail à six heures.

 

20 avril

    La journée se passe bien. Aucun obus. Nous allons nous coucher après avoir écouter les recommandations faites hier, redites et complétées.

 

21 avril

    La nuit a été calme et je me suis bien reposé. Le temps continue à être beau. Mais nous avons entendu aujourd’hui, tout près de nous, un roulement de coups de canons effrayant. Qu’est-ce que nous leur avons passé ? Car ces canons qui tonnaient étaient les nôtres.

 

22 avril

    Toujours le calme reposant et c’est très bon. Depuis ce matin de très bonne heure les camions auto défilent sur la route venant de Verdun, direction de Paris. L’infanterie, l’artillerie lourde se succèdent : cela représente un matériel énorme et un nombre d’hommes considérable ! Où tout cela va-t-il ? Nous l’ignorons, mais nous avons le pressentiment que ce mouvement est le prélude d’une attaque très sérieuse dont nous entendrons parler dans quelques jours. Le défilé continue par les compagnies de mitrailleurs avec leurs mulets et ce mouvement ininterrompu dure jusqu’au soir.

 

23 avril

    Nuit calme. Il fait froid et nous sommes tous enrhumés depuis deux jours. Je suis un des moins sérieusement souffrants et ce matin je me sens mieux. Le défilé du 1er Corps d’armée commencé hier continue aujourd’hui. La cavalerie, les cyclistes, de nombreux camions passent sans arrêt. On envisage très sérieusement et de façon quasi certaine l’entrée de l’Italie dans le conflit européen à nos côtés et la probabilité de la fin de la guerre fin mai. Si on pouvait dire vrai !!! Mais j’ai bien peur d’avoir raison, lorsque je pense que cette guerre durera encore bien après le mois de mai. Qui vivra verra.

 

24 avril

    Rien de nouveau. Le calme continue et c’est un délassement de revivre dans une sécurité relative. Très relative, certes, car non loin de nous Aubréville d’où nous venons à deux kilomètres environ continue d’être bombardé deux et trois fois par jour. Il est surprenant que Parois soit délaissé depuis quelques jours.

 

25 avril

    Une note considérée comme officielle quoique simplement officieuse paraît ce matin dans le Petit Journal annonçant qu’un accord a été conclu entre la Russie, l’Angleterre, la France, la Serbie et l’Italie. Nous prenons un peu espoir et pensons que les hostilités ne pourront pas durer longtemps à présent. Beaucoup continuent de penser voir la fin le 30 mai au plus tard. Cette date se transmet et chacun fini par y croire. Je la note mais sur quoi peut-on baser pareille idée ? Léonardon en fait une certitude et je lui promets si son dire est confirmé par les faits de lui offrir un joli souvenir à mon retour ! Journée encore calme. Un régiment passe tambours clairons et musique en tête. Nous sortons pour le voir mais il bifurque avant de passer devant nous pour prendre la route d’Aubréville, et je ne sais pas son numéro. Ce n’est tout de même pas banal de voir un défilé pareil dans cette région de bombardements continuels !

 

26 avril

    La tranquillité continue. Plus de bombardements et c’est très agréable : ce qui est moins agréable, c’est la fumée de nos cuisines. Nous sommes quatre cuisines installées dans un hangar : le bois employé n’est que cueilli, il est vert et dégage une fumée pénible : nous toussons sans arrêt, les yeux pleurent. Un train a déraillé cette nuit entre Sainte Ménehould et Aubréville, nous n’avons ni journaux, ni lettres, ni ravitaillement. On attend avec impatience les journaux car le bruit court que l’Italie aurait mobilisé contre l’Autriche et qu’un combat aurait déjà eu lieu. Un camarade du train des équipages vient d’arriver porteur d’un journal sur lequel nous ne voyons pas confirmation de ce bruit. Bombardement de Sainte Ménehould par 60 obus boches. Il est signalé l’installation de pièces d’artillerie allemandes destinées à bombarder la gare de Clermont en Argonne qui est un grand centre de ravitaillement pour toute la région. Un combat très violent s’est livré aux Eparges que nous avons perdu puis repris paraît-il. Attendons confirmation. Le temps est très orageux, le tonnerre gronde au loin, direction Verdun. Il pleut.

 

27 avril

     Le temps est remis au beau. La soupe a été distribuée à quatre heures ce matin et les hommes sont partis à cinq heures au travail. On active la fin des travaux et je pense que nous allons sous très peu de temps être dirigés dans une autre direction. Des obus arrivent sur Parois et tombent à 30 mètres derrière nos cuisines.

 

28 avril

    Ordre de départ nous a été donné hier soir et ce matin nous partons pour la forêt de Hesse. Nous y sommes installés dans des baraquements en planches ; pour combien de temps ? Peu importe puisque nous sommes à présent habitués à cette vie de nomades, à ces changements continuels et subits ! Notre cuisine est installée en bien peu de temps et nous pouvons déjeuner vers onze heures avec soupe et frites. Et voilà à côté des quelques légers avantages que procure l’occupation à la cuisine les ennuis et la fatigue auxquels les cuisiniers sont astreints : à l’arrivée à chaque changement les hommes peuvent s’installer et se reposer : les cuisiniers ne connaissent pas le repos. Il faut préparer les repas et si ils sont exempts du travail des autres, par contre, eux, doivent prendre sur leur repos pour préparer café ou repas à toute heure de la nuit pendant que les autres se reposent, et assurer les ravitaillements : la place n’est pas d’aussi grande tranquillité que certains se le figure et l’installation d’une cuisine à l’arrivée avec les moyens de fortune dont on dispose (car nous n’avons pas de cuisine roulante ne représente pas une sinécure !!

    En pleine forêt, isolés de tout, notre installation est très pittoresque en ces premiers jours de printemps. Les arbres commencent à verdir et les jeunes pousses mettent une tache gaie sur le fond bleu sombre du bois. Des batteries de 75 et de 95 nous entourent et à notre arrivée –je ne pense pas que ce soit pour nous souhaiter la bienvenue- tirent pendant deux heures sans arrêt. Ces batteries sont installées distantes les unes des autres de vingt à cinquante mètres et de celles placées derrière nous nous entendons le sifflement de l’obus qui passe sur nos têtes pour aller démolir, il faut l’espérer, celle des Boches. Le vacarme est assourdissant et nous pensons aux nuits que nous allons passer au milieu d’un vacarme pareil. Et puis, si ces batteries sont repérées un jour, qu’est-ce que nous prendrons comme éclaboussures.

    Quelle belle soirée au milieu des bois !! A huit heures le soir toutes les lumières doivent être éteintes. Nous nous étendons sur la paille.

 

29 avril

    Nuit de combat d’artillerie assourdissant. Après le déjeuner les obus boches commencent à nous passer sur la tête pour aller tomber à cent mètres de nous. Le soir, je vais m’étendre sur la paille en entendant les « marmites » siffler. L’une d’elles tombe un peu plus près –à cinquante mètres- ça sent mauvais et il commence à être temps de prendre des précautions. Nous nous levons, n’ayant pas dormi, et descendons aux cuisines qui se trouvent en contrebas et sont plus abritées. Le calme vient. Ce sont les batteries de 75 qui sont autour de nous qui sont visées, mais un tour de maladroit est si vite arrivé ! et ces sales Boches sont si peu intelligents !! Leur Kultur pourrait bien nous jouer un mauvais tour.

 

30 avril

    Tout va bien. Nous sommes tranquilles depuis hier. Ce matin Léonardon, Audreau et moi sommes allés nous promener dans la forêt. Nous avons gravi la colline et de cet observatoire nous avons jouis d’un coup d’œil superbe sur la vallée qui nous séparait de Vauquois à trois kilomètres à vol d’oiseau à peine, village dont il ne reste que quelques pans de murs. Trois jeunes soldats s’arrêtent avec nous, car ils reviennent de Vauquois : ils nous disent que les allemands et nous, sommes terrés à quatre mètres les uns des autres en certains endroits –et chacun se passe des billets, des paquets de cigarettes et du chocolat, c’est un échange continuel… Même et surtout de grenades et de crapouillots.

     

"Notre chef" cuistot - 1915 - Peut-être Audreau ?

 

Croquis de la cuiisine construite en branchages et terre.

 

 

 

Cuisine en Octobre 1915 - Forêt de Hesse, Vauquois

1er mai

Encore un mois de passé ! Qu’est-ce donc que celui qui commence nous réserve ? L’avance sur laquelle nous comptons tous, que nous attendons tous avec impatience à présent, la débâcle des Boches ? Ou bien encore l’attente, la terrible attente qui use les nerfs et dont chacun commence à être las ! Attendons. Attendre, toujours attendre !!!

Journée de bombardement sur la côte 263 à l’ouest de Vauquois.

 

2 mai

Nuit de bombardement terrible sur la côte 263 et le Four de Paris ; ce bombardement comme hier a continué sans arrêt et par rafales plus violentes jusque vers une heure. Puis une accalmie s’est produite. Qu’a-t-il pu se passer depuis vingt quatre heures ? Il faut être là, entendre le bruit infernal des canons pour se faire une idée de l’horreur d’une bataille. Le sergent de Saunière qui est en subsistance au génie pour faire le relevé des tranchées de notre secteur est venu déjeuner avec nous, ce matin. Absent depuis cinq jours, ce fut la grande réception. Toutes nos réserves furent sorties et en voici le menu : sardines à l’huile – saucisson – bifteack – petits pois – foie gras – fromage – confiture – vin rouge – champagne – biscuits – café – cognac. Au champagne nous entonnons la Marseillaise, après avoir porté la santé de nos familles, de nos femmes et de nos enfants… et à la Victoire complète. Joyeux déjeuner pendant lequel les obus de nos batteries à cinquante mètres de nous, alternant avec ceux des boches qui étaient dirigés sur Aubréville ou bien sur le [Décanville] –chemin de fer à voir étroite- ou sur nous même, agrémentaient de leurs sifflements nos conversations et nos ébats ! Et tant est l’accoutumance, la force de l’habitude que dans notre joie de retrouver quelques instants le sergent qui est un ami, nous oublions les malheureux camarades qui, à quelques kilomètres tombent sous la mitraille. Nous oublions les familles en deuil partout sue le territoire de France, nous nous oublions nous-mêmes, insouciants au danger que nous courrons pour ne penser qu’à l’ami, saisissant l’occasion qui se présente de le fêter ! Et lui-même est également joyeux, car dans notre situation les grades existent peu, et l’isolement serait déprimant : nous n’avons plus nos familles, il nous faut d’autres amitiés ; il nous faut saisir l’occasion d’extérioriser nos sentiments contenus. Or, depuis que le sergent de Saunière est affecté au génie, il couche à Aubreville et chaque nuit subit un bombardement seul dans un réduit qui li sert de chambre, les obus tombant autour de lui à des distances souvent très proches, isolé, sans camarades, il passe des nuits déprimantes ! Il y a quelques jours, pendant un bombardement de nuit particulièrement violent, sous la crainte provoquée par el risque de mort qui le menaçait, il se leva et en possession de toute sa réflexion, il fit son testament. Que l’on pense aux souffrances morales supportées dans pareil cas ! Et c’est notre cas journalier. Aussi sommes nous de plus en plus nerveux et aussi disposés à chanter, comme ce matin, si l’occasion se présente, qu’à pleurer –à 43 ans- à la lecture de la lettre de la femme. Vie déprimante. Nous sommes fatigués…………………………………………………………….

Et nous voilà complètement installés dans nos cuisines. Lorsque, le 28 avril, nous sommes arrivés dans la forêt de Hesse, la cuisine qui nous était destinée n’était pas terminée. Le génie la construisait. Cette construction mérite d’être décrite : des troncs d’arbres de 0,10 à O,12 de diamètre, cloués. Sur ce châssis des troncs un peu moins gros de 0,08 à O,10 et le tout réuni par des branchages disposés en fascinage.

Sur ces fascinages, de la terre très grasse additionnée d’eau forme un mortier que l’on applique et que l’on recouvre avant qu’il ne soit sec avec des feuilles : sur le tout, en camouflage, appuyées sur la terre au sol , des branches feuillues dissimulent assez bien la construction à l’œil de l’aviateur –qui est inquiétant. S’il vous voit, c’est lui qui indique aux batteries, là-bas –qui vous bombardent ! Tout va bien tant que l’on n’est pas vu, mais dès l’instant où l’on a été repéré, adieu les beaux jours et la tranquillité : témoins, Aubreville et Parois d’où nous venons. Aussi nous faut-il en ce moment où nous sommes à peu près tranquilles, prendre toutes les précautions possibles. En ce moment, nous sommes relativement tranquilles, aucun obus n’est dirigé sur nous parmi les nombreux qui nous passent jour et nuit sur la tête. Nous entendons le bruit au départ (3 kilomètres à peine ) puis le sifflement bien caractéristique des 77 allemands passant sur nous et ils éclatent à mille cinq cents mètres. C’est très bien si ça continue. La bataille qui faisait rage depuis deux jours et deux nuits semble se calmer. Ce matin un bombardement terrible a continué mais pour l’instant il y a une accalmie.

 

3 mai

La journée d’hier s’est terminée à peu près calme. La nuit, une trentaine d’obus nous ont bercés par leur sifflement doux et parfaitement régulier, passant sur notre baraquement. Ce matin tout va bien. L’orage se lève et tout à l’heure il tonnera. Nous apprenons que nos troupes ont enlevé la côte 263. Espérons que cette fois nous pourrons la conserver. Les journaux annoncent le bombardement des forts de Metz. Beau travail. 

 

04 mai

Journée calme. Coups tirés très loin, après la bataille acharnée de ces derniers jours. Cependant, contrairement à l’habitude, je te que le canon gronde toujours au loin et des coups isolés mais rapprochés remplacent les tirs en rafale habituels –on croit comprendre que l’on cherche à aller plus loin que la position conquise. Si c’était l’offensive générale ? Quelle joie pour tout le monde ! Car nous sommes persuadés que les Allemands n’y résisteront pas. (…) Tant qu’à nous, nous sommes dans une région excessivement difficile à reprendre. Vauquois, la clef de toute la ligne qui s’étend de Reims à l’Alsace en passant par Saint Mihiel est de l’avis de tous imprenable. Les allemands y sont fortifiés et le bois de Cheppy qui prend nos tranchées avancées sur Vauquois en enfilade, doit être pris avant tout et ce ne sera pas facile. Donc, le bois de Cheppy d’un côté Montfaucon et la côte 263 de l’autre, doivent d’abord être pris, et après oui, il deviendra possible de pousser sur Vauquois. Sans cela rien à faire. Attendons donc. La côte 263 reste en notre possession : le reste va peut-être venir et après ce sera, espérons le, la marche en avant !!

Il tonne. Il pleut. Le temps est chaud et lourd. Nous avons eu hier soir dans le baraquement où nous couchons avec le 104ème RAT de grandes discussions. Jamais je ne me serais figuré que des hommes à 43 ans pouvaient être aussi bêtes. Comme Audreau, Léonardon et moi avons horreur des disputes, nous allons installer nos lits dans la cuisine : deux piquets en terre ; de petits troncs d’arbres, des branches sèches sur le sol et de la bruyère comme matelas : un sac rempli de feuilles sèches en guise de lit de plumes, le sac comme oreiller et voilà des lits presque parfaits sur lesquels nous dormirons. Pas très moelleux peut-être, mais tranquilles.

 

05 mai

Les obus passent sur nos têtes par intermittence. Le 98ème a commencé hier le travail de nuit, et le 94ème continue paraît-il. Nous pensions partir mais nous allons encore rester ici pendant quelques jours : nous sommes cantonnés dans des baraques [Adrian] camp Dervin près les baraquements du camp Monquis : tout près de la ferme des Allieux dans le bois noir qui est mitoyen de la forêt de Hesse, face au Mamelon blanc qui nous entoure avec le bois de Cheppy – Vauquois – côte 263 – Four de Paris et Montfaucon.

 

06 mai

La canonnade est très éloignée. Nous continuons à être à peu près tranquilles. Les obus nous dépassent toujours pour exploser à 100 mètres. C’est loin. Rien à craindre. Encore un orage. Depuis trois jours les orages se succèdent et il pleut. Notre cuisine hier, n’a pu résister et par les fentes de la terre glaise contractée par la chaleur, l’eau a pénétré en cinquante - cent endroits différents. Après dîner, nous avons re-maçonné et avons été tranquilles la nuit. Ces orages et ces pluies facilitent la végétation qui se développe avec rapidité. Depuis huit jours que nous sommes installés ici, la forêt est méconnaissable : les arbres fruitiers poussent également et se transforment de jour en jour. Il le faut bien du reste et je fais une comparaison avec la végétation charentaise - car ici les beaux jours commencent très tard et finissent très tôt : il faut penser que la végétation ne commence guère avant le mois d’avril pour se terminer en août, septembre au plus tard que commence les mauvais jours d’hiver : six mois de végétation de mars à octobre en Charente! Et cependant les arbres se couvrent de feuilles, de fleurs, et de fruits. J’ai un peu de temps libre aujourd’hui. J’en profite pour noter un fait sur lequel il me faut m’expliquer. Dans ma situation on ne sait pas ce qui peut arriver. Je peux être tué d’un moment à l’autre et je ne veux pas que ma femme chérie puisse avoir une arrière pensée quelconque sur mes actes ni sur mes paroles : je ne veux pas qu’il y ait des suppositions !

Donc, j’ai été peiné il y a un mois et demie ou deux mois, de voir Lucie se fâcher avec Germaine. J’ai pour Germaine une amitié très ancienne et très sincère. Ni Germain, ni Marcel ne m’ont fait d’impolitesse qui ne puisse se pardonner et du reste lorsque chaque jour on risque la mort, comment ne serait-on pas indulgent même si il y avait eu précédemment des raisons ? Le soir de mon départ d’Angoulême le 26 décembre 1914, Germaine fut à la gare, ils m’accompagnaient au compartiment et si je les embrassais tous les deux, j’embrassais, hélas ! par la pensée seulement ma femme et mes enfants, mes parents et ma sœur, ceux qui m’étaient chers entre tous et que le cœur gros je quittais. Ce sont des faits qu’il faut vivre pour en comprendre tout le prix. Ils furent là, ce fut pour moi un réconfort et si j’avais eu quelque reproche à leur adresser précédemment comme je leur aurais pardonner depuis ! Et depuis ce départ, Germine et Marcel continuèrent de s’intéresser à moi par lettres et par cartes. Ceci est bon. Isolé, courant des risques journaliers, il est très doux de penser que là-bas il y a deux amis, dans le sens le plus pur, le moins critiquable qui me restent fidèles et pensent à moi. Je n’ai, je le crois, pas autre chose à dire, sur ce point. Je tenais à le mentionner dans notre intérêt à tous.

 

7 mai

Il y a eu hier un orage de courte durée. Aujourd’hui le ciel est nuageux. Une vive canonnade a été entendue hier et toute cette nuit. A présent, sept heures du matin, calme complet. A une heure, l’adjudant rentre d’Aubreville : un obus (de ceux qui nous passent régulièrement sur la tête) est tombé si près de lui qu’il a été projeté par terre et que les éclats lui ont coupé son chandail, sa chemise et égratigné très fortement le bras. Un détachement du 104ème qui est cantonné avec nous part pour Lonchère. Il reste vingt trois hommes qui nous sont affectés en subsistance. Notre effectif pour la cuisine se trouve donc de quatre vingt quatorze hommes à nourrir.

 

8 mai  

Le calme continue. Un canon de 75, près de nous, a éclaté cette nuit, décapitant un homme et en blessant quatre autres.

 

9 mai  

De nouvelles pièces de 135 ont été installées tout près de nous et leur tir nous a surpris ce matin. Nous voilà donc entourés de pièces de gros calibres qui, peu à peu, remplacent le 75 et le bruit des obus qui ronflent fort au départ, apporte un petit changement à celui des 75 auquel nous étions habitués. Diversion bien faible mais qui occupe et préoccupe car, pensons nous, cela pourrait indiquer le prélude d’une action sur le bois de Cheppy. Le calme continue. Quelques coups de canon, isolés, toutes les dix, quinze minutes, vraisemblablement sur des formations de troupes ou des ravitaillements rmpent seules la monotonie de cette chaude après midi.

 

10 mai

Deuxième jour de tranquillité. Aucun obus n’est passé près de nous depuis deux jours et une nuit. C’est reposant et fait dire à notre ami Léonardon : « vous voyez bien que j’avais raison de prédire pour la fin de ce mois la fin de la guerre ! Il n’y a plus de Boches ils ont fui !! ». Nous verrons si l’avenir confirmera ce pronostic. J’en doute et d’autant plus que l’on vient de me dire qu’un soldat allemand qui a vécu longtemps à Paris s’est rendu à nos soldats hier ; il a annoncé qu’une division entière est venue ces derniers jours les renforcer dans le secteur de Vauquois et doit nous attaquer aujourd’hui. L’alerte a été aussitôt donnée et les troupes en réserve dans le Bois noir de la forêt de Hesse et alentours aussitôt dirigées plus avant, ayant ordre de se tenir prêtes pour le combat. Si l’on ne nous reporte pas en arrière nous allons assister à un joli concert. J’ai oublié de mentionner un fait, passé il y a quelques jours et qui prouve combien notre corps s’habitue à ce genre d’existence et au danger, et aussi combien la fatigue commence à se faire sentir. Gémot, après déjeuner, s’était couché (par terre bien entendu) ayant Clamegon et Coupant auprès de lui. Le sommeil le gagna : il s’endormit. Les canons boches tiraient, mais Gémot dormait et ne les entendait pas. Peu après, les obus commencèrent à tomber alentour : Gémot dormait toujours. Un 77 vint tomber tout à coup à deux mètres de ses pieds et éclata, heureusement sans en blesser aucun. Gémot ne se réveilla pas et il fallut que Clamegon le secoue rudement pour qu’il ouvrit enfin les yeux : il avait échappé à la mort… en dormant.

 

Entrée de la cuisine "hutte" 1915 - Alfred est probablement l'homme à l'intérieur appuyé au montant de la porte

 

Je lisais le journal ce matin sous la hutte qui nous sert de cuisine, lorsque j’entendis une mitrailleuse tirer. Je n’y fis pas attention d’abord – car lorsque le vent vient de du nord-ouest (Vauquois) c’est toute la journée et la nuit que nous entendons pareil bruit : mais les coups cessant, puis reprenant je sortis pensant qu’un avion pourrait peut-être bien en être la raison ; et en effet, dès que je fus dehors, je vis au-dessus de nous deux aéros tournant en rond et se mitraillant à l’envie. Un biplan français empêchait un monoplan boche d’avancer sur nos lignes. Le spectacle était intéressant de voir ces deux appareils se détachant sur un ciel sans nuages, d’une matinée printanière, cherchant l’un l’autre à s’anéantir. Le vent soufflait très violent, mais les courbes impeccables de leurs appareils, leurs manœuvres hardies nous laissaient supposer que là-haut, à trois cents mètres à peine, ce vent ne les dérangeaient guère ! Finalement après cinq /dix minutes de lutte qui nous semblèrent très longues, le monoplan allemand fit demi-tour et partit vent arrière à très grande vitesse vers ses lignes, salué en passant par quelques coups de canon des nôtres. Notre biplan resta encore quelques instants à surveiller notre ligne et fila à son tour vers l’intérieur.

 

11 mai

Aucun changement dans notre situation. Quelques obus sont tirés mais tout de même le calme des derniers jours n’existe plus. Les coups de canon sont plus nombreux : les aéroplanes sillonnent plus fréquemment le ciel. On sent que la situation se modifie.

 

12 mai

L’artillerie tire toujours. Nous avons appris hier le succès d’Arras : 3000 prisonniers. Mais l’Italie sur laquelle tout le monde compte, ne marche toujours pas. Je crois que ce n’est pas précisément sur les autres qu’il nous faudra compter mais bien sur nous seulement : et c’est bien pourquoi j’ai grand peur que cette guerre dure encore bien longtemps.

 

13 mai

Fête de l’ascension. J’ai reçu avant-hier 11 mai une lettre furieuse de Lucie contre Germaine. J’en suis profondément peiné, car je préférerais combien une entente entre elles! Mais puisque cela me semble impossible et que je ne vois aucune utilité – bien au contraire – à compliquer la situation, j’écris à Lucie que je romps avec Marcel et Germaine. Lorsque je rentrerai à Cognac nous causerons et je saurai bien s’il n’y a pas en dessous des racontars d’Henriette. Je sais assez à quoi m’en tenir sur la reconnaissance des gens et de ces parents en particulier pour ne pas me méfier. Je me méfis donc. Que je rentre et nous verrons bien. Combat d’artillerie cette nuit et ce matin. Les hommes au repos. Un orage se lève ; grand vent et nuages très bas : si malheureusement il pleut il nous sera impossible de rester dans notre cuisine. Les quelques jours ensoleillés que nous venons d’avoir ont fait craquer la terre qui nous abrite et des fentes par lesquelles la main passerait se sont produites. Belle nuit en perspective !

 

Carte gravée dans de l'écorce de bouleau, adresséée à son épouse Lucie le 02 juillet 1915

14 mai

Nuit épouvantable. Je n’ai pas dormi une heure. Il a plu ; le vent soufflait avec violence dans les arbres faisant un bruit qui s’ajoutait au roulement ininterrompu des canons. C’était terrible. Par bonheur, les arbres sont très feuillus et l’eau n’a guère pénétré dans la cuisine. Ce matin nous bouchons les fentes mais c’est là un gros travail.

La bataille continue acharnée, sans arrêt. Nous n’avons pas de journaux. Il paraît que nous avançons vers Arras et que l’attaque sur tout le front est engagée, jours d’espoirs, vous réaliserez-vous ?

 

15 mai

Toujours la canonnade. Que de morts, que de blessés. Que de familles en peine ! Le temps est plus beau, mais frais. Les nuits sont froides. Ce matin Abélard, qui va au ravitaillement est revenu subitement d’Aubréville avec un sac sur l’épaule. Il venait d’acheter quatre poules et deux lapins à des habitants, car l’ordre était donné d’évacuer avant trois heures de la nuit prochaine les derniers habitants, et, en hâte, il avait mis ce « poulailler » dans un sac. Pas un civil sauf trois hommes désignés ne doit rester dans le village. Ces pauvres gens dans l’impossibilité d’emporter avec eux leurs affaires et leurs animaux vendent ce qu’ils peuvent. Quelle triste situation et combien pénible pour chacun d’abandonner la maison familiale, les meubles et objets, les souvenirs qui nous attachent au sol où nous sommes nés et avons vécu, qui constituent bien souvent les biens de la famille se perpétuant de parents à enfants, obligés de s’enfuir, pensant qu’au retour rien de tout cela, sauf le souvenir, n’existera ! Donc Abélard profita de l’occasion qui s’offrait et acheta à des pauvres gens ces six bêtes pour douze francs, et ce n’est certes pas cher. Nous allons donc pouvoir varier un peu nos menus. Une poule, étouffée en cours de route est saignée de suite et composera notre déjeuner demain : en la vidant, Abélard sort un œuf formé, au moins il est frais celui-là !!! Un lapin peu après passe de vie à trépas et sera pour notre dîner demain soir. Le bruit court que l’Italie ne se joindrait pas à nous, mais ne recevant pas les journaux, j’ignore si ce bruit est exact. Mais si cela était, ce serait un mauvais coup quant même.

 

16 mai

Continuation de la bataille toute la nuit jusqu’à huit heures ce matin. Une acalmie se produit mais le tir n’est pas arrêté. On m’apprend qu’en Italie le ministère Salandro a été remplacé par un ministère Gioletti. Nous ne recevons toujours pas les journaux et je ne sais exactement s’il ne faut plus compter sur l’Italie – et bien je crois que nous pouvons tout de même nous passer de ce Pays, mais à la condition cependant qu’il ne se tourne pas du coté de l’Allemagne. Encore des complications, des évènements nouveaux qui se préparent et tout cela j’en ai peur, n’avancera guère la fin des hostilités !

 

17 mai

Enfin nous venons de recevoir les journaux. Le sergent de Saunière est venu déjeuner avec nous hier et nous en a apporté quelques uns. Les affaires ne vont pas aussi mal que les bruits qui circulent nous le faisaient craindre. L’Italie n’a pas renoncé à se joindre à nous et la Russie n’est pas battue : et, nous progressons. Je suis un peu plus tranquille. Hier distribution d’effets. Chaque mois pareille distribution d’effets et linge en quantité telle qu’il serait impossible de conserver et d’emporter en cas de changement ; aussi les soldats qui voient ces distributions faites sans contrôle, demandent-ils sans besoin et envoient-ils chez eux ces effets et ce linge – provenant de dons particuliers de l’intérieur – et chaque lendemain de distribution de nombreux colis partent pour l’intérieur.

 

Le Sergent de Saunière sera rapidement considéré par Alfred comme un ami, il l'évoque avec respect,

mais finira rapidement dans ses notes par l'appeler De Saunière tout court, laissant tomber le grade.

18 mai

La canonnade est à peu près terminée. Nous avons anéantis sept compagnies Boches au Four de Paris où la bataille que nous entendions depuis trois jours s’est déroulée. Nous avons, paraît-il, avancé de deux kilomètres. Deux kilomètres seulement après trois jours de bombardement sans arrêt : quel effort et quel temps faudra-t-il donc pour les sortir de France et de Belgique ?

Depuis quelques jours surtout je remarque et suis frappé du changement physique qui se produit chez des hommes avec lesquels je vis depuis cinq mois. C’est surprenant combien nous changeons : comme nous vieillissons. Quel travail s’opère donc en nous ? Quelle fatigue physique, quelle souffrance morale que chacun cherche à cacher mais ne peut surmonter, qui nous donnent cet air décati et vieux ? Ce sont des hommes de quarante deux ans qui sont partis, ce seront des vieillards de soixante ans qui retourneront ! Qu’elle tristesse ! Et quelle vie brisée par ces fatigues et souffrances morales !

 

19 mai

Le calme continue. Temps très orageux.

 

20 mai

Temps toujours très orageux. Il va pleuvoir. Pour quelques litres de vin nous avons pu nous procurer des toiles de tentes. S’il pleut cette nuit nous seront plus abrités que la nuit dernière. Il se fait ici un commerce de bagues faîtes avec l’aluminium des fusées d’obus Boches. Des soldats, du génie surtout, fondent l’aluminium, le coule dans un moule taillé dans une pierre : la bague ainsi formée est limée et polie au papier émeri. Elle est vendue Un franc cinquante et deux francs.

J’ai appris tout à l’heure qu’un artilleur installé tout près d’ici, dans un poste de téléphone, faisait de la photographie. J’irai le voir demain, car il est absent de son poste aujourd’hui – pour qu’il photographie notre cuisine et les cuisiniers après-demain.

 

21 mai

Hier soir, bataille de crapouillauds qui a duré toute la nuit. Nous avons baptisé notre cuisine. J’ai fait une enseigne sur une planche en écrivant « Cuisine des R.A.T à poils » (Ratapoils) avec un crayon à encre. Pas méchant mais ici on s’habitue à l’à peu près et l’on n’est guère exigeant. Ce fut un petit succès et tout le monde s’extasie. Comme il faut peu de choses tout de même ! Nous avons fait une cage à poules en fascinage où elles sont bien installées. Elles pondent régulièrement et chaque soir nous les rentrons dans la « cagna » pour éviter les vols ; ce qui fait écrire à Léonardon à sa femme : « Ne t’inquiète pas, nous vivons avec nos poules en pleine forêt de Hesse. »

Facéties qui montre combien nous sommes déprimés. Il faut pardonner ces à peu près. J’ai reçu hier une lettre de Lucie qui me navre. Elle n’a pas du tout compris ma lettre concernant Germaine. Elle m’accusait : j’ai cherché à m’expliquer et voilà qu’au lieu d’accepter mes justifications, elle continue sur le même ton. C’est navrant de se trouver si isolé, si loin pour se faire comprendre. Dieu ! Quelle maudite guerre et combien de temps va-t-elle durer encore ? Que je voudrais rentrer, à présent, surtout, car je sens bien… et j’ai peur. Il faut tout de même que j’ai confiance ! Confiance et oubli. Comme je voudrais rentrer ! L’Italie se joint à nous. C’est bien et j’espère que ça va hâter la fin. Quel beau jour s’il n’était pas voilé par ce que j’écris ci-dessus.

« Communiqué 15 heures : situation très tendue du coté d’Heurtebise. Essai pour percer. Attaque violente d’une grosse colonne soutenue par deux batteries lourdes. À l’arrière nous dégageons deux mamelons. Alternatives d’avance et de recul au-dessous de l’Aisne. La colonne est un instant prisonnière. Les Teutons fléchissent : trois attaques aux violentes décharges de nos batteries ont arrosé vigoureusement la tranchée, provoqué la débandade et délivré Fontaine-Madame. La colonne se replie, en avant d’un buisson à proximité. »

 

« Communiqué officiel de l’État, major anglais 6 avril 1915. Les meilleures positions sont gardées dans l’Aisne.

Attaque d’une très forte colonne ennemie soutenue par deux batteries lourdes. La tête de la colonne, puis le gros, ont pénétré dans la tranchée à plusieurs reprises et après des alternatives d’avancée et de recul et plusieurs décharges très fortes, les batteries n’ayant plus de munitions de réserve, la colonne s’est retirée en arrière fortement diminuée. On s’attend à d’autres attaques cette nuit ; les attaques cesseront immédiatement après l’occupation de la tranchée par les anglais. »

 

22 mai

Belle journée calme. Depuis hier matin il n’a pas été tiré plus de dix coups de canons de chaque coté ; ce qui faisait dire hier soir que les allemands avait demandé l’Armistice. Il n’en est rien. Mais le calme nous délasse depuis deux mois nous n’avons eu pareil repos.

(…)

[Depuis que j’ai entrepris la retranscription de ce journal d’Alfred, mon arrière grand-père, l’éclairage inattendu mis sur les traces que modestement il nous a laissé font que la famille détentrice de ce document lui confère désormais une valeur marchande qui ne m’autorise à en consulter que des photocopies incomplètes fort souvent. Par conséquent, me voici une nouvelle fois interrompue dans cette retranscription : la suite du 22 mai et de la journée du 23 mai 1915 sont incomplètes à ce jour. Cette situation aurait mis certainement Alfred dans un état d’amertume et de colère sourde face à la suspicion de détournement de trésor dont je me sens l’objet. En cela je me reconnais bien dans sa légitime filiation.]

 

23 mai

(…) pour le génie, et qui est cantonné dans notre camp. Les grondements des canons qui ont accompagnés la messe ont cessé et le calme que nous apprécions fort depuis trois jours continue. Qu’est-ce que cela nous ménage ? et quelle préparation peut-il y avoir en cours ?

 

24 mai

Nous sommes allés hier soir à la représentation organisée par le 89 ème à trois cents mètres environ de notre camp. La scène élevée de un mètre environ du sol est un véritable bouquet de verdure. Au centre et en tête de ce qui représente le manteau d’Arlequin un gros chou tricolore égaye la verdure. Au fond de la scène une lyre en feuillage. La scène est installée au bas d’une pente sur flanc de coteau, cette pente sur laquelle le public soldat s’installe représente assez bien les gradins d’un théâtre permettant à chacun de suivre les acteurs sur scène. A sept heures du soir, cinq à six cents soldats sont installés, ou assis ou couchés, attendant le commencement de la représentation. Les officiers arrivent. La représentation concert commence et chacun des acteurs est intéressant et fait preuve de bonne volonté dans des genres différents. Quelques uns sont de véritables artistes : la chansonnette comique fait place à la sentimentale qui elle-même voisine avec l’Opéra et le monologue. Le spectacle est varié, intéressant et très distrayant pour les pauvres bougres que nous sommes, fatigués, abrutis par une vie d’isolés, de sauvages vécue depuis si longtemps.

Mais l’aspect de cette représentation fut vraiment très beau. (Vers) huit heures, lorsque la nuit accentua l’ombre dans la forêt, on alluma six bougies sur le devant de la scène, une petite lampe acétylène fut placée en haut et au centre – le tout bien dissimulé car en ce lieu les précautions contre le repérage sont sévères et indispensables. La lune se montra et de sa pâle lueur éclaira les centaines de soldats assis par terre en des poses multiples, cependant que les arbres de la forêt en imposant décor détachaient leurs silhouettes élégantes et souvent majestueuses sur le ciel éclairé ! Et toujours les soldats artistes défilaient sur la scène se dépensant sans compter pour distraire leurs camarades qui hier, dans les tranchées, risquaient la mort avec eux, demain retourneront courir les mêmes risques, mais en ce moment oublieux des dangers courus et à courir, ne pensent plus, - (quelques fois sans bien comprendre !) – qu’à l’art ou tout au moins à la satisfaction éprouvée à entendre des choses agréables ; et pendant ce temps de distraction et de repos pour certains, d’autres camarades, moins privilégiés du moment, se font massacrer tout autour de nous : à Vauquois – au Four de Paris – au Bois de Cheppy, le bruit des canons et des crapouillauds alternent avec les phrases musicales. Belle soirée pour moi et pour mes camarades qui purent en profiter, et qui nous reposa vraiment et nous distraya. Nous rentrâmes au cantonnement à dix heures.

 

Croquis très émouvant de la "chambre" d'Alfred, il dormait sur le lit du haut, la couche inférieure étant occuppée par Léonardon

25 mai

On se figure généralement que l’emploi à la cuisine est de tout repos et on ne manque pas de traiter ceux qui en ont la charge d’embusqués. Voici mon emploi du temps journalier :

Lever à 4 heures du matin. Audreau est généralement levé le premier et c’est lui qui me réveille en allumant le feu de la chaudière au bouillon. Je lui aide à chauffer, je prépare la distribution : plats de viande, suppléments : sardines à l’huile (boîte à ouvrir) ou fromage. A 5 heures au plus tard la distribution commence : Audreau sert le bouillon, moi la viande et les suppléments, notant le nom de chaque homme sur la liste établie à cet effet – car s’il n’y avait pas de pointage certains sans scrupules retourneraient bien volontiers pour toucher une seconde ration. Cette distribution dure jusqu’à 6 heures. Je range alors les plats sales et porte toute la vaisselle sale au dehors de la cuisine pour que Desplats la lave dans la matinée. Je balaie l’intérieur et tout autour à l’extérieur, le devant qui nous sert de salle à manger et le tour avec le chemin. Gramaregeas ( ?) balaie devant son fourneau. Je porte dans la fosse les restes des marmites qu’Audreau nettoie, je racle la table sur laquelle nous mangeons et sur laquelle Desplats broie le café. Avec Léonardon je vais alors toucher la viande, nous l’apportons. Je la désosse et aide Audreau à faire et à compter les parts pour chacun. Tout cela nous amène à 9 heures, au plus tôt. Je vais alors me laver et à 10 heures les hommes viennent toucher leur déjeuner. Audreau et moi faisons chauffer la soupe que nous distribuons avec la viande à ceux qui nous pas touchés le matin ou qui sont restés au cantonnement après pointage. Déjeuner, épluchage des pommes de terre lorsqu’il y a rata, c'est-à-dire cinq jours sur sept en ce moment, et nous commençons vers midi à préparer le repas du soir qui est distribué à 4 heures et demi. Il faut alors surveiller deux feux et deux cuisines, qui cuisent le bouillon, le rata ou les légumes : riz ou macaroni. A l’heure du dîner je laisse la cuisine et vais surveiller et pointer la distribution du vin et du pain. Entre temps, à 3 heures j’ai reçu et distribué les lettres et les paquets que je distribue à chacun à son retour du travail. La distribution du repas du soir dure jusque vers 5heures et demi – 6 heures. A ce moment enfin, je dîne et suis libre. Nous sommes envahis par les chenilles. Ces sales bêtes pullulent littéralement. Différentes sortes, mais celles que j’ai trouvé la plus bizarres est une chenille généralement jaune, vert clair, rayé de lignes sur toute la longueur de son corps. Elle ne rampe pas, mais pour se déplacer elle rapproche d’un mouvement sec les quatre doigts qu’elle possède à l’arrière des quatre doigts de l’avant, et s’arque-boutant sur elle-même précipite alors tout son corps en avant dans une saccade brusque. Elle a la faculté de dévider un fil qui la supporte et descend ainsi suspendue par ce fil qu’elle extrait de sa bouche, de branche en branche jusqu’à terre. Et ce fut aujourd’hui une journée heureuse puisque isolé de tout – sauf des chenilles et des oiseaux – nous vîmes deux animaux domestiques nous rappelant nos foyers : un chien et un chat tout petit échappé des environs qui vint nous rendre visite à la cuisine où la nourriture l’attirait.

 

Croquis de chenilles extrait de la page consacrée à leur description - manuscrit original

 

Le calme continue. Les journaux annoncent que l’Italie et l’Autriche sont aux prises. Espérons que cela va hâter la fin à laquelle nous croyons de plus en plus.

 

26 mai

Toujours le calme, à croire que la guerre est terminée. Nous doutons de la réalité après de si longs jours de vacarme, et nous demandons ce que ce silence peut cacher ! Car certainement quelque chose se prépare. Nous ne pouvons penser, qu’au moment où l’Italie se joint à nous, à commencé la guerre contre l’Autriche, nous restions inactifs. Les bruits les plus divers circulent et la même idée domine toutes les conversations : nous allons rentrer dans nos dépôts et chez nous d’ici quelques jours. Je n’y crois pas mais cependant j’espère que la fin de la guerre est plus proche que je ne le pensais. Il n’y a plus de doute que la Roumanie se joindra à nous d’ici et entraînera indubitablement la Bulgarie et la Grèce. Et alors ? Alors ce sera la fin certaine car la coalition sera si puissante contre l’Allemagne que celle-ci et l’Autriche seront dans l’impossibilité de continuer.

 

27 mai

Bon ! Voilà que nous sommes à nouveau bombardés ! Hier soir des obus sont tombés dans le Camp Mongins et il y a eu des blessés. Les mitrailleuses et le canon alternant avec le coup sec des crapouillauds (tel un coup fortement frappé sur une planche). Les crapouillauds n’ont pas cessé durant toute la nuit. Des camarades reçoivent des lettres de leurs femmes leur disant que notre retour au dépôt est proche. Qu’y a-t-il de vrai, mais ces bruits doivent être comme beaucoup d’autres dénués de toute base sérieuse et je n’y crois pas. Je n’ose espérer ce beau jour prochain.

 

28 mai

Canonnade et fusillade cette nuit. A 2 heures et demi grande séance de crapouillauds à Vauquois soutenue et complétée par les batteries de 75 de notre camp. Le bruit est assourdissant pendant que je fais une lettre pour ma femme disant qu’il est question de nous reporter en arrière. De plus en plus le bruit court, en effet, que nous allons aller en repos dans nos dépôts. Nous le désirons, nous l’attendons tellement ce jour qu’il nous semble que ce n’est pas possible ! Et pourtant il faudra bien que notre libération, seule conséquence j’en ai grand peur de la fin de la guerre, se produise, mais quand ?

Illusions ! Désillusions ! Partirons nous : ne partirons nous pas ? Enigme et attente anxieuse. Les avis se multiplient : les potins circulent… Attendons.

Petite révolution à propos du café. La distribution de ce matin n’a pas plu à certains et naturellement les cuisiniers sont toujours, dans pareilles circonstances, la tête de turc. Bref, une explication a lieu et de tout ce grand bruit il ne reste plus rien au bout de quelques instants… Puisque nous distribuons les deux quarts de café par jour concernés, et les hommes n’en demandent pas davantage. Seulement et voilà la raison de ce beau tapage, les heures de distribution sont décalées. Quelle stupidité : quelle petitesse d’esprit de camaraderie, quelle mentalité chez des hommes de 43 ans ! Manque de réflexion, manque d’éducation, jalousie et toujours, désir de faire de la peine et du mal !! Que faire avec un troupeau pareil ?

 

29 mai

Journée tranquille autour de nous, mais nouveau tumulte à la cuisine. La jalousie domine, elle se montre et c’est ouvertement que l’on accuse à présent. Tant mieux : j’aime mieux cela car au moins nous saurons nous défendre et nous justifier si il y a lieu.

 

30 mai

Grand potin cette nuit. Les hommes sont rentrés du travail à 2 heures 25 : mais le café ne devait, d’après les ordres donnés, n’être distribué qu’à 3 heures. Rentrés plus tôt que convenu, les premiers arrivés, parmi lesquels se trouvaient deux ou trois des meneurs, furent obligés d’attendre l’heure prescrite. Cris et réclamations. Résultat : le sergent s’est enfin prononcé et l’adjudant en sa qualité de commandant du cantonnement a prescrit que dorénavant le café ne serait donné qu’à 6 heures du matin et pris à la cuisine par un homme désigné dans chaque groupe au lieu de venir individuellement le chercher. On crie, on gesticule fort. L’ordre est formel et les gradés menacent de sévir : se calme se rétablit : l’après-midi, individuellement ou par petits groupes, les hommes viennent sous un prétexte quelconque et on oriente la conversation sur ces mesquineries. Tous sans distinction se dérobent, jurent leurs grands dieux qu’ils n’y sont pour rien dans ces réclamations, qu’ils accepteront tout ce qu’on voudra. Lâcheté de ces hommes ! Je n’ose pas (…) « des hommes ». Est-il possible que ces cerveaux ne puissent comprendre que sous la menace et dans la crainte ? Parce que « un maître », un sergent, un adjudant ont menacés de punir ces hommes de 43 ans renient leurs paroles, leur volonté de réclamer s’amollit et pourtant si leurs réclamations étaient justifiées, ce n’est pas les gradés, aussi menaçants qu’ils puissent se montrer qui pourraient en changer l’exactitude et le bon droit ? Enfin pour le moment tout semble apaisé mais est-ce réel ou superficiel ? Nous allons bien voir ce soir.

Notre camp – par la relève des troupes de Vauquois – est devenu un vrai village indigène. Nous fûmes les premiers soldats qui en prirent possession, les baraquements étaient au nombre de quatre seulement : aujourd’hui il y en a dix-huit logeant infanterie, artillerie et génie sans compter toutes les « guitounes » légèrement construites par petits groupes et dont l’aspect est très original. Les cuisines sont a nombre d’une vingtaine et s’ajoutent au pittoresque de l’ensemble. Et le soir, lorsque les jeunes nous amusent par leurs singeries dignes d’enfants de 10 ans, que les parties de bouchon se déroulent interminables jusqu’à la nuit, que certains « travaillent à la confection de bagues en aluminium », les relèves partent pour Vauquois tous les quatre jours se préparent et partent pour passer quatre jours dans les tranchées où elles procèderont à l’enterrement des morts dont certains remontent à un ou même deux mois dont la décomposition est complète. Rude, pénible et malodorante corvée !

 

31 mai

Journée calme. Les troupes se sont peu battues et nos hommes ont été sages. Et je repense combien il est pénible d’être obligé de menacer des hommes d’âges pour obtenir ce que la bonne volonté et le simple bon sens devraient commander. On a eu peur, ils craignent à présent le gradé, ils savent qu’il n’y a plus rien à obtenir de la cuisine et… tout le monde devient sage et se tient tranquille. C’est bien pénible tout de même à constater.

La relève de Vauquois vient d’avoir lieu et des hommes du 1er Génie qui en descendent sont à la cuisine qui se trouve à coté de la nôtre. Ils causent et tous vantent – ce que chacun est unanime à reconnaître – que notre 75 est merveilleux de précision. Les batteries qui sont autour de nous tirent à trois ou quatre kilomètres sur les tranchées Boches distantes très souvent de quatre mètres seulement des nôtres. S’imagine-t-on quelle précision il faut pour atteindre le but, c’est à dire l’allemand dans sa tranchée 98 fois sur 100 ? Il y a forcément des erreurs inévitables, mais elles sont très rares et la proportion de réussite est celle que j’indique. Et les conversations se poursuivent et l’on vante également notre canon de 270 qui est également terrible. L’obus projeté creuse des trous de huit mètres de diamètre dans laquelle une charrette entrerait – et que l’on s’imagine quel bouleversement de sol peut faire chaque obus. Mais il y a à Vauquois le travail de mines : il s’agit de creuser des puits pour la descente et le creusement de galeries souterraines qui doivent être dirigées sous celles des Boches. Ce travail de mines est très pénible. Les hommes employés à ce travail sont quelquefois obligés de descendre à sept ou huit mètres de profondeur par un puit vertical pour pouvoir, par une galerie longitudinale de quatre vingt centimètres de hauteur seulement arriver sous la galerie Boche et la faire sauter. Ce travail fait au ciseau sous un aussi petit espace oblige l’homme à travailler couché et est très pénible surtout lorsque l’homme est de taille un peu élevée. Chacun risque évidemment de sauter et c’est des deux adversaires celui qui arrivera à creuser le premier sa tranchée sous celle de l’autre. Mais le risque est quant même minime et il y a relativement peu d’accidents à craindre. Par contre lorsqu’ils travaillent ainsi, les hommes sont à l’abri des crapouillauds et des torpilles aériennes et n’ont à craindre que les éboulements.

Nous adoptons un petit chat gris, parmi ceux qui viennent nous rendre visite et Léonardon l’emportera dans les déplacements que nous ferons. Nous le baptisons « Vauquois ». Ce soir, en retournant au ravitaillement, Abélard m’informe qu’il y a des jeunes chiens à la ferme voisine. Je le prie de m’en apporter un. Quel souvenir ! La mère est chienne de chasse.

 

 

1er juin

    Pas eu le temps de nous occuper des chiens. Léonardon a perdu son pari. Il nous avait promis notre retour au dépôt pour le 31 mai, la date est passée et nous sommes toujours là. Donc, ce matin ceux qui mangent habituellement ensemble se réunissent : Léonardon, sergent de Saunière, Abélard, moi et le sergent Prast du 104 ème ainsi que Delair (épicier à Vichy) ; nous invitons Cosse du 1 er Génie et l’adjudant Arbitié ( ?) commandant du cantonnement ; pour le déjeuner, une histoire stupide d’Audreau gâte bien un peu le repas, mais tout se passe tout de même assez bien : le déjeuner est gai et chacun est satisfait. L’adjudant, le sergent Prast et le sergent de Saunière qui étaient nos invités veulent nous rendre la pareille et l’adjudant propose un autre déjeuner offert par eux trois pour jeudi prochain. Et voilà ici, la grande distraction : nous réunir et manger : manger le mieux possible et loin… le plus loin possible. Raisonnablement tout de même. Tout effort cérébral étant interdit parce qu’impossible, c’est la satisfaction de l’estomac qui prime !

    J’ai appris que l’on fabriquait maintenant de nouveaux explosifs à air liquide. L’effet, paraît-il en est terrifiant. Puisse cette nouvelle fabrication faciliter notre avancée lorsqu’elle commencera.

 

2 juin

    Le calme depuis deux jours. Deux pièces de 550 doivent être installés à quelques 50 mètres de nous. Les plateformes sont en place. Ces pièces tireront les nouveaux obus à air liquide destinés au Bois de Cheppy et alentours. On attend leur mise en place pour attaquer de ce coté. Ce renseignement est sérieux. Hier des essais ont été faits près d’Auzéville pour la projection dans les tranchées Boches de pétrole enflammé. Il paraît que c’est bien. Attendrait-on d’avoir en main plusieurs moyens terribles pour les employer ensemble dans une attaque générale ? J’écoute et cherche à espérer !!

 

3 juin

    Nuit de bombardement. Ce matin, de Saunière, Prast et l’adjudant Arbitre viennent déjeuner. Beaucoup de gaîté : mais je ne peux m’empêcher de penser à la famille là-bas… Cependant il faut que je paraisse gai aussi, pour faire comme tout le monde et c’est assez pénible. Un camarade a reçu de chez lui une bouteille d’absinthe. Nous la savourons en face notre guitoune (cuisine en terre décrite précédemment, en terre glaise et feuillage avec inscription au-dessus de l’entrée « cuisine des RAT à poils », près de cette ouverture, sans porte naturellement, la cage à poules recouverte de branchage sur laquelle deux jeunes geais attrapés ce matin ont l’aire de discuter sur leur nouveau genre de vie. Et pendant ce temps notre jeune chat « Vauquois » dort du sommeil du juste sur ce qui sert de lit à Léonardon : les poules en liberté cherchent toute leur nourriture autour de nous. La soirée est belle. La forêt vers 6 heures commence à perdre l’éclat trop vif du plein jour et ce n’est pas encore le crépuscule. C’est une heure très belle où le calme commence, où les verts prennent des teintes sombres et violettes qui caractérisent l’approche de la nuit avant le coucher du soleil, les grands arbres laissent passer les derniers rayons dorés. Les obus sillonnent l’espace et passent sans arrêt au-dessus de nos têtes direction Aubréville, les canons qui nous entourent lancent des rafales continuelles dont les 75 sont les ténors légers.

 

4 juin

    Nuit de grand bruit. Les canons ont tiré sans arrêt, et depuis 3 heures du matin les aéros de deux adversaires cherchent à passer. Je suis de plus en plus inquiet. Notre situation devient mauvaise. Depuis trois jours Audreau est fâché ; il est devenu d’une sensibilité extrême. Il s’en faut de peu que je sois de même. Cependant je peux réagir, il le faut car je ne voudrais pas en arriver moi-même à cet état. Si nous restons encore sur le front, nous en arriverons à ne plus pouvoir nous supporter les uns et les autres ! Quelle tension nerveuse nous a mis dans cet état ? Hier matin, 3 heures, douze avions parmi lesquels des anglais, nous ont survolés. Nous apprenons que douze autres se sont joints à eux et que les vingt quatre avions ont été lancer cent cinquante bombes sur le Château de ... Le Komprintz aurait été grièvement blessé ! Serait-ce enfin le commencement de l’attaque tant attendue. Un dépôt de pétrole est installé près d’ici. Le chemin de fer en a apporté aujourd’hui encore ainsi que des obus, des torpilles, et un détachement de cent vingt pompiers de Paris vient d’arriver. On annonce pour demain l’incendie du Bois de Cheppy et une attaque sur out notre front. Est-ce vrai cette fois ? Nous attendons avec impatience car tout vaudra mieux que l’inaction dans laquelle nous vivons. Les nerfs se tendent : le cerveau s’exalte ; le moral baisse, l’impatience tenaille chacun et un désir immense domine tout ; arrive que pourra, mais ne restons pas plus longtemps sans chercher à avancer. Dans deux mois ce sera commencement de l’automne, c'est-à-dire à partir du 15 août les jours plus courts, les pluies et bientôt le froid tout proche ! Faudra-t-il passer encore l’hiver comme nous avons passé le précédent ? Bien peu en sont capables, moi le premier. Et cependant s’il le faut et si pénible que cela soit il faudra bien… Attendons à demain.

 

5 juin

    On ne parle que de l’attaque qui doit se produire aujourd’hui. Elle me semble cette fois très probable. Des bataillons du 89 ème viennent prendre leurs positions en 2 ème ligne. Le Général commandant en chef le 5 ème corps, dont nous faisons partie, est venu tout à l’heure. Il paraît que l’attaque aura lieu demain matin à 4 heures. Jusqu’à présent tout est calme et nous attendons. Tout de même un peu anxieux, un peu nerveux ! Que va-t-il se passer et qu’allons nous risquer ? Ce sera certainement dur, quoique les bruits les plus invraisemblables circulent : il paraîtrait que Vauquois et Montfaucon seraient presque entièrement évacués par les allemands : très peu d’hommes resteraient en face de nous. Mais qu’y a-t-il de vrai dans ces bruits qui se propagent, venant d’on ne sait où et sans contrôle possible ? Il n’y a qu’à écouter et à attendre. Quelle rude école de la Patience tout de même !!

 

6 juin

    L’attaque attendue n’est pas encore faite quoique cependant de plus en plus confirmée. Les hommes du génie qui font partie de la compagnie d’assaut, qui, partant en tête à l’attaque doit frayer un passage aux Troupes qui suivent ont été désignés hier soir et sont partis cette nuit prendre leurs places. Il ne s’agit plus que d’avoir le vent du bon coté pour commencer. Malheureusement depuis quelques jours le vent souffle dans le sens contraire et il faut attendre. Un avion qui est passé sur nous à 7 heures a été tombé ce matin et les deux aviateurs sont tués. A 7 heures du soir nous allons nous promener et des hauteurs tout près de nous qui dominent la plaine qui conduit à Vauquois nous allons nous rendre compte de ce qui se passe. Nous apprenons, en arrivant à un endroit d’où, par une éclaircie entre les arbres l’on découvre ce qui fut le village de Vauquois dont il ne reste rien, même pas une ruine, nous apprenons, dis-je, qu’il y a eu tout à l’heure une attaque pour la prise de deux tranchées. Nous arrivons trop tard, car tout à présent est redevenu calme. Deux aéros circulent. Il fait beau et cette soirée de printemps serait un délassement si nos esprits n’étaient soumis à cette attente continuelle du nouveau de cette attaque toujours attendue, toujours repoussée. N’entendant plus rien à 8 heures 15, pas de bruit, pas de canon, rien de visible, le sergent de Saunière décide de partir. Nous nous levons et fait assez curieux, à ce moment précis ou nous donnons un dernier coup d’œil, avant le départ, dans la direction de Vauquois, de la crête qui fut le village, s’échappent des flammes qui semblent atteindre quinze à vingt mètres de hauteur. Nous sommes à vol d’oiseaux à mille cinq cents, deux mille mètres de cet endroit. Une épaisse fumée noire se dégage et monte en paquets énormes et très denses dans l’atmosphère. Nous nous arrêtons, muets en extase devant l’évènement tant attendu. Nous la voyons l’attaque et dans la satisfaction de voir enfin ce moment espéré, sans même réfléchir que si cette attaque devait être la grande attaque, nous en aurions, nous autres, été avisés car tout de même il y aurait des dispositions à prendre, même pour les troupes de l’arrière que nous sommes, sans plus réfléchir qu’il ne nous aurait pas été possible de venir nous poster là en observateurs, et que par conséquent ce ne pouvait être qu’une attaque locale, sur un petit espace et par conséquent pas concluante, nous montrons notre satisfaction, quand tout à coup un même cri s’échappe de nos gorges contractées : la fumée vient vers nous ; et en effet, le vent contraire au lieu de pousser la fumée vers les allemands la dirige sur nos troupes, lentement certes car le temps est calme, mais suffisamment pour s’étendre sur les tranchées françaises. Nous sommes navrés – cela doit être épouvantable pour nos camarades qui tombent tout près, asphyxiés. Et alors, aussitôt ce feu de pétrole allumé, les pièces d’artillerie près desquelles nous sommes commencent à tirer et c’est pendant une heure un vacarme d’enfer. La nuit est venue et l’éclatement des shrapnels, des percutants des fusées éclairantes t les fusées signaux sont autant de lueurs d’un feu d’artifice colossal. Nous sommes atterrés, mais étourdis et empoignés par ce spectacle horrible et une même idée s’échange entre de Saunière et moi qui nous disons : Est-il possible en ce vingtième siècle de voir barbarie pareille et de nous dire les maîtres de la civilisation !! ».

    Est-il possible d’imaginer pareille cruauté, combinaison pareille : brûler son semblable… et pour obtenir quoi ? Pour prendre quoi ? Vingt ou vingt cinq mètres à l’adversaire – car c’est ce que nous venons d’apprendre ce matin du (7 juin).

 

    7 juin - Qu’il ne s’agissait que de prendre le V allemand de Vauquois c’est à dire deux tranchées en forme de V dont la disposition nous gêne fort. Manœuvre ratée car il fallait avant tout que le vent, pour qu’elle puisse réussir soit favorable – c'est-à-dire dans la direction de l’adversaire, de façon à ramener flammes et fumées sur l’ennemi : mais je me demande si le commandement à penser à ça !!!

    Voilà donc une petite attaque locale, certes, mais tout de même attaque renouvelée sans résultat dans un endroit où toutes les attaques à ce jour ont échoué, et sur un espace réduit ou plus de douze mille hommes sont déjà tombés sans pouvoir obtenir un résultat. Faut-il que les hommes soient malgré tout confiants pour ne pas se démoraliser persuadés qu’ils sont que chacune des tentatives est vouée – pour des raisons différentes – à l’insuccès ! Pourquoi les officiers qui commandent les attaques commandent-ils d’aussi loin et pourquoi ne sont-ils pas plus à proximité d’où ils pourraient comme aujourd’hui mieux se rendre compte des conditions dans lesquelles l’attaque va se produire. Il y a là une faute et une cause d’insuccès… mais tout de même les hommes meurent des conséquences de pareilles erreurs !

    Le bruit court qu’un jeune de la classe de 1915 nommé Aucouturier n’a pas paru depuis avant-hier. Ce serait lui qui aurait informé les allemands des préparatifs de l’attaque. Ils étaient prêts et avec l’aide du temps, ils ont, encore une fois, pu parer le coup. Et puis bien des attaques ne réussissent pas parce qu’on ne les pousse pas à fond. Peut-on s’imaginer qu’avec les réserves d’hommes qui sont encore dans les dépôts de l’arrière et même chez eux, on en soit à réduire les attaques. Peut-on s’imaginer que les officiers supérieurs ne fassent pas tout le nécessaire pour éviter ce résultat déplorable et démoralisant : rester sur place. Car voilà bien le seul résultat obtenu : chacun reste sur ses positions ; et pour cela… des morts et des blessés : toujours des morts !... Et de cela se dégage cette conclusion car ce que je dis de nous, doit pouvoir s’appliquer également à l’ennemi, puisque lui non plus n’avance pas plus que nous : à savoir que cette guerre est une guerre d’usure et que le vainqueur sera celui qui pourra tenir le « dernier quart d’heure ». J’espère malgré tout que ce sera NOUS. Aujourd’hui calme absolu.

 

8 juin

    Depuis hier j’ai causé avec beaucoup d’hommes ayant participé à l’attaque du 6. Hier matin encore sous l’énervement de la nuit quelques uns se plaignaient. Mais aujourd’hui les nerfs sont reposés et tous prennent l’affaire du bon coté. Quel moral !! Et quel courage à signaler ! J’ai causé à plus de Cinquante, aucun découragement ne sé’est manifesté chez aucun : constatation que le vent étant contre on aurait du attendre des conditions atmosphériques meilleures, et c’est tout. Aucune récrimination : on cherche à explique et l’on pense que cette attaque pouvait être un essai pour la mise au point des appareils lance flammes, pour la projection du pétrole ; soit peut-être pour attirer les allemands qui auraient dégarni le Bois de Cheppy sur lequel nous aurions alors porté notre efforts. Mais cette tentative n’aurait pas réussi par suite de l’affolement des troupes de 1 ère ligne qui se sont figurées en voyant la fumée revenir sur elles que les allemands envoyaient des gaz asphyxiants, et prises de peur se sont retirées au lieu de pousser en avant. Bref, on cherche à expliquer, au lieu de critiquer et cela mérite d’être constaté et noté.

 

Bois de Cheppy - 1915

9 juin

    Il se confirme après les conversations que j’ai eu aujourd’hui que les hommes ne sont pas aussi démoralisés que je le craignais – et c’est tant mieux – car la démoralisation, dans notre situation est le pire ennemi ! Car un homme démoralisé n’est plus un homme : c’est un révolté, c’est un inconscient ou bien c’est une lope auquel il ne faut rien demander – car plus que jamais c’est du courage et de la confiance en des jours meilleurs qu’il faut avoir.

 

10 juin

    De Saunière me fait lire une lettre qu’il vient de recevoir dans laquelle on indique que vers Arras un régiment n’a pas voulu marcher. C’est navrant. On se rend bien compte que chacun commence à être las, la fatigue agit sur la santé et pourtant chacun doit se dire qu’il faut faire son Devoir jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême limite des possibilités et je ne comprends pas, pour ma part, qu’un français, soldat ou officier, refuse d’exécuter les ordres donnés.

 

11 juin

    Je reçois une lettre de mon père qui me confirme une triste nouvelle que la lettre à de Saunière nous a transmise hier : il est bien vrai que le 17 ème Regt. d ’infanterie (Montpellier) a refusé de marcher : et cela a été la cause de l’insuccès d’un enveloppement de l’ennemi qui, sans cette défection, réussissait. C’est fâcheux et désolant. Nous ne savons pas tout et peut-être y a-t-il des circonstances atténuantes, mais il n’y a que le résultat qui compte, et du fait de cette défection le résultat est négatif.

 

12 juin

    Le communiqué russe annonce le rejet des Austro allemands sur la rive du Dinester ( ?) qu’ils avaient dépassée dans leur marche sur Lemberg. Espérons que cette victoire sera confirmée. Si alors l’offensive russe reprend et si la notre se précise sur tout le front, l’Italie ne rencontrera plus qu’une faible résistance et il faudra bien que ces maudits Boches cèdent quelque part !!

    Notre ménagerie s’est augmentée d’un corbeau qu’un camarade a réussi à attraper hier au travail. Il fait beau. Je vais, avec quelques camarades me promener dans le bois et prendre l’air sur la hauteur, à l’éclaircie, qui domine Vauquois. Une canonnade violente se produit lorsque nous arrivons. Il doit probablement y avoir une relève de troupes et l’artillerie profite toujours de ces mouvements pour entrer en action. Les Boches répondent. Puis tout redevient calme. La nuit vient… Je constate encore, combien les oiseaux se sont habitués à ce bruit du canon. Pendant la canonnade tout à l’heure, le coucou chantait sans arrêt et un oiseau assez gros traversait tranquillement le ciel sillonné par les obus. Nous partions vers huit heures et quart pour aller nous coucher, quand la canonnade a recommencé, nous sommes restés. Grande séance de torpilles et de crapouillauds et cette fois ce sont les Boches qui ont attaqués sans résultat.

 

13 juin

    Nuit de canonnade. Belle journée ensoleillée. Il se confirme que les russes ont arrêté les austro allemands. Notre front canonne toujours et à certains moments très forts. Les obus circulent sur nous et nous encadrent dans leurs chutes, mais tant est forte l’habitude que l’on n’y prend plus garde depuis longtemps : on ne vivrait pas s’il ne fallait penser qu’à ça !!

 

14 juin

    Calme à peu près complet. Quelques rares coups de canon.

 

15 juin

    Canonnade cette nuit. Journée calme.

 

16 juin

    Calme. Déjeuner avec Cosse et l’adjudant : foie gras et champagne.

 

17 juin

    À trois heures du matin bombardement intense par nos 75. À quatre heures un avion Boche nous survole et les allemands commencent à tirer. Ce sont des 210 et les obus éclatent très près. Une pièce sur auto se joint aux 210 et tire des 77. Tous ces tirs sont dirigés sur les pièces d’artillerie qui sont près de nous. Abélard rentre d’Aubréville. Il a rencontré un artilleur qui lui a dit que la batterie du commandant a été repérée tout à l’heure par l’avion ainsi que le siège de la division et c’est sur ces deux points que les tirs sont dirigés. Des obus viennent de tomber sur un baraquement du Camp Mongins et un fusant a tué un homme et blessé quinze du 92 ème. Sans arrêt les « marmites » nous passent sur la tête et le sol tremble, car elles éclatent très près. Ce bombardement dure jusqu’à sept heures. À notre tour, nous tirons quelques coups de 75 pour montrer que nous sommes toujours là – et tout revient au calme. J’apprends que deux des blessés de ce matin sont morts. Total trois morts et treize blessés.

 

aéroplane 1915

18 juin

    Ça a cogné dur cette nuit. Ce matin tout est calme. Seulement des coups très éloignés. Des obus viennent encore de tomber dans le Camp Mongins : huit blessés. Le communiqué de ce jour est très bon. La bataille de coté d’Arras est sérieuse. Espérons qu’elle tourne à notre avantage et qu’alors l’attaque générale que nous attendons se produira. J’ai confiance. Attendons.

 

19 juin

    Le Général fait évacuer le Camp Mongins dans lequel les troupes ne sont plus au repos depuis qu’il a été repéré. Á quand notre tour ?

    Le bombardement intense du 17 a été provoqué par les indications d’un soldat (ou plus exactement d’un officier) allemand polonais, qui est venu donner au commandement français l’heure du passage d’un train de ravitaillement pour Vauquois et l’arrivée de cinq bataillons boches venant en réserve. Le train a été mis sans dessus dessous et les bataillons ont été sérieusement amochés. Le moral des allemands du secteur est très mauvais. Ils ont le plus grand désir de se rendre mais ils sont surveillés de près par leurs officiers et ils n’osent pas se risquer. Il est à penser qu’au moindre mouvement en avant de notre part, il y aura chez eux des défections importantes.

 

20 juin

    Nuit de gros bombardement vers le Four de Paris. Une anecdote authentique conté tout à l’heure et qui a trait au feu de Vauquois du 6 ( ?) : « Un pionnier du Génie était monté à la relève de Vauquois quelques instants avant l’attaque, dans un état d’ébriété assez marqué. Arrivé à son poste, dans une mine, fatigué par le chemin parcouru et par l’excès de vin absorbé il s’assoit dans un coin et s’endort. Á l’attaque il est réveillé par le brouhaha des hommes allant et venant dans le boyau, par le bruit de la fusillade et par l’odeur et la gêne qui s’ensuivait de la fumée revenant sur nous. Il reste seul, les hommes chassés par la fumée ayant évacué la tranchée. Encore sous l’emprise du vin, à demi réveillé, instinctivement il se précipite sur son fusil et allant d’un point à un autre de la tranchée, sans souci de la fumée qui le suffoque, sans même se rendre compte qu’il est seul, sans camarade près de lui, il tire, tire sans relâche… Un capitaine, quelques instants après vient se rendre compte de l’état des lieux et voir si ses hommes peuvent sans danger réoccuper leurs postes. Voyant le pionnier seul qui tire toujours il l’interpelle : « Mais que faîtes vous là, vous ? ». Alors notre homme de lui répondre : « Mais, vous le voyez bien, je défends la tranchée tout seul. » Et c’était vrai. Mais le capitaine rappelle ses hommes : quarante hommes arrivent et notre pionnier se met en devoir de partir à son tour. « Restez, lui crie le capitaine, nous avons encore besoin de vous ! », « Ah, pardon, répond l’autre, je suis pionnier et j’ai du boulot ailleurs : j’étais tout seul tout à l’heure, vous êtes quarante à présent, je m’en vais. » Et il s’en fut.

 

21 juin

     

     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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